RAY, Jean
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La cime n'était pas visible, alourdie des vapeurs tourbillonnantes. La vallée, emplie de brume, semblait à une étrange mer silencieuse aux marées d'embruns et de fumées. Partout, l'horizon se barrait de formes gigantesques faites de brouillards et de nuées. Les deux hommes formaient le centre d'un monde irréel et cauchemardesque
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Malpertuis
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Elle est là, avec ses énormes loges en balcon, ses perrons flanqués de massives rampes de pierre, ses tourelles crucifères, ses fenêtres géminées à croisillons, ses sculptures grimaçantes de guivres et de tarasques, ses portes cloutées.
Elle sue la morgue des grands qui l’habitent et la terreur de ceux qui la frôlent.
Sa façade est un masque grave, où l’on cherche en vain quelque sérénité, c’est un visage tordu de fièvre, d’angoisse et de colère, qui ne parvient pas à cacher ce qu’il y a d’abominable derrière lui. Les hommes qui s’endorment dans ses immenses chambres s’offrent au cauchemar, ceux qui y passent leurs jours doivent s’habituer à la compagnie d’ombres atroces de suppliciés, d’écorchés vivants, d’emmurés, que sais-je encore ?
Ainsi doit penser le passant qui s’arrête un instant dans son ombre, et qui s’enfuit aussitôt vers le bout de la rue où il y a quelques arbres, une fontaine murmurante, un pigeonnier de pierre blanche et une chapelle de la Vierge des Sept Douleurs.
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Je suis entré dans Malpertuis, je lui appartiens, elle ne fait aucun mystère de son intérieur. Aucune porte ne s’y obstine à rester close, aucune salle ne se refuse à ma curiosité, il n’y a ni chambre interdite, ni passage secret, et pourtant…
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Les hommes ne sont pas nés du caprice ou de la volonté des dieux, au contraire, les dieux doivent leur existence à la croyance des hommes. Que cette foi s'éteigne et les dieux meurent. Mais cette foi ne se souffle pas comme une flamme de chandelle, elle s'allume, brûle, irradie et agonise. Les dieux vivent d'elle, lui empruntent leur force et leur pouvoir, sinon leur forme. Or, les divinités de l'Attique n'ont pas encore disparu du cœur et de l'esprit des humains ; la légende, les livres, les arts ont continué d'alimenter le brasier que les siècles ont surchargé de cendre.
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La Croisière des ombres
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Ecoutez, derrière la puérile barrière de la vitre, noire comme du sang caillé, toute l’apothéose des bruits méchants de la tempête.
Elle est accourue de loin, du fond des mers haineuses.
Elle a dérobé aux rivages maudits, où pourrissent les phoques crevés de gale, les relents du mal noir et de la mort.
Elle a hué, honni, cinq-cents agonies pour assiéger notre pauvre cabaret, où le whisky est aigre et le rhum épais.
C’est un enfant fort vilain qui dévaste un parc de roses, pour taquiner une coccinelle, et la voici qui flagelle notre bicoque avec ses nageoires de raie géante.
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La cité de l’indicible peur
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À cinquante ans passés, on le trouvait toujours à sa même place dans Swan Lane, gras à lard, rose et souriant ; son nez en boule de gomme chaussé de fines lunettes d’or et une jaquette d’étrange confection, à bourrelets aux hanches, le faisaient ressembler à un Pickwick en vertugadin, grossièrement agrandi au pantographe.
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La ruelle ténébreuse
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Au-delà du coude de la ruelle, les viornes continuaient à mettre du vert et du noir parmi les pavés, puis les trois petites portes parurent, se coudoyant presque et donnant, à ce qui aurait dû être singulier et terrible, l’aspect puéril d’une rue de béguinage flamand.
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La porte s’était ouverte sur un long corridor dallé de bleu; une verrière givreuse y diffusait la lumière et déchiquetait les ombres. Ma première impression d’être dans un béguinage des Flandres s’accentua surtout quand, au bout du vestibule, une porte ouverte m’introduisit dans une large ciusine voùtée, aux meubles rustiques, luisant de cire et d’ecaustique.
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