SARRAZIN, Albertine
L’astragale
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Julien vient me voir, irrégulièrement ; comme l’été monte, il apporte des fruits et des bouteilles, il ressort pendant la visite pour aller acheter des glaces pour moi et mes voisines. Dressée sur mes oreillers, je le regarde traverser la salle, le sourire blond, l’air sage et saugrenu avec ses cinq ou six cornets de vanille-fraise en équilibre au bout des doigts. Toute la salle, excepté moi, est fiancée à lui. Nous apparaissons naïfs et insouciants, nous nous tenons les mains.
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J’essaie de me situer : la cage est un pigeonnier, car j’ai grimpé sans fin tout à l’heure et le sommet des arbres n’affleure pas aux fenêtres. Ce sont de vraies fenêtres, haut percées et barreaudées bien sûr, mais qui n’entravent pas les souffles de la saison comme les vasistas des maisons d’arrêt de petite province. Le mur est à plaques et à boursouflures : doit falloir faire attention à la peinture, des usures noires tracent au-dessus des lits, là où on lime du cheveu pendant la lecture ou la couture du soir.
Mon lit est sous la fenêtre, perpendiculaire aux autres : le lit de jaugeage, probablement. La surveillance des filles, au début, est plus constante que celle des matonnes. Heureusement qu’en taule comme ailleurs j’évite de régler ou de rendre des comptes, et que je déteste les tapages et les emmerdements inefficaces.
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