AUBIGN É , Théodore Agrippa d’


Au tribunal d’amour, après mon dernier jour


Au tribunal d’amour, après mon dernier jour,

Mon coeur sera porté diffamé de brûlures,

Il sera exposé, on verra ses blessures,

Pour connaître qui fit un si étrange tour,


A la face et aux yeux de la Céleste Cour

Où se prennent les mains innocentes ou pures ;

Il saignera sur toi, et complaignant d’injures

Il demandera justice au juge aveugle Amour :


Tu diras : C’est Vénus qui l’a fait par ses ruses,

Ou bien Amour, son fils : en vain telles excuses !

N’accuse point Vénus de ses mortels brandons,


Car tu les as fournis de mèches et flammèches,

Et pour les coups de trait qu’on donne aux Cupidons

Tes yeux en sont les arcs, et tes regards les flèches.


Nous ferons, ma Diane

Nous ferons, ma Diane, un jardin fructueux :

J’en serai laboureur, vous dame et gardienne.

Vous donnerez le champ, je fournirai de peine,

Afin que son honneur soit commun à nous deux.

Les fleurs dont ce parterre réjouira nos yeux

Seront vers florissants, leurs sujets sont la graine,

Mes yeux l’arroseront et seront sa fontaine

Il aura pour zéphyrs mes soupirs amoureux.

Vous y verrez mêlés mille beautés écloses,

Soucis, oeillets et lys, sans épines les roses,

Ancolie et pensée, et pourrez y choisir

Fruits sucrés de durée, après des fleurs d’attente,

Et puis nous partirons à votre choix la rente :

A moi toute la peine, et à vous le plaisir.


Je n’ai que des soupirs, de l’espoir et des pleurs

Accourez au secours de ma mort violente,
Amants, nochers experts en la peine où je suis,
Vous qui avez suivi la route que je suis
Et d’amour éprouvé les flots et la tourmente.

Le pilote qui voit une nef périssante,
En l’amoureuse mer remarquant les ennuis
Qu’autrefois il risqua, tremble et lui est avis
Que d’une telle fin il ne perd que l’attente.

Ne venez point ici en espoir de pillage :
Vous ne pouvez tirer profit de mon naufrage,
Je n’ai que des soupirs, de l’espoir et des pleurs.

Pour avoir mes soupirs, les vents lèvent les armes.
Pour l’air sont mes espoirs volagers et menteurs,
La mer me fait périr pour s’enfler de mes larmes.


Les Tragiques

.....
Les propos de ma bouche. Il est temps que je treuve

En ce corps bien-heureux la pratique et l’épreuve. »

Il voulait dire plus, l’huissier le pressa tant

Qu’il courut tout dispos vers la mort en sautant.
Mais dès le seuil de l’huis le pauvre enfant avise

L’honorable regard et la vieillesse grise

De son père et son oncle à un poteau lié.

Alors premièrement les sens furent ployés:

L’œil si gai laisse en bas tomber sa triste vue,

L’âme tendre s’émeut, encore non émue:

Le sang sentit le sang, le cœur fut transporté,

Quand le père, rempli de même gravité

Qu’il eut en un Conseil, d’une voix grosse et grave

Fit à son fîls pleurant cette harangue brave:

C’est donc en pleurs amers que j’irai au tombeau ,

Mon fils, mon cher espoir, mais plus cruel bourreau

De ton père affligé : car la mort pâle et blême

Ne brise point mon cœur, comme tu fais toi-même :

Regretterai-je donc le soin de te nourrir ?

N’as-tu peu bien vivant apprendre à bien mourir ? »

L’enfant rompt ces propos : « Seulement mes entrailles

Vous ont senti, dit-il, et les rudes batailles

De la prochaine mort n’ont point épouvanté

L’esprit instruit de vous, le cœur par vous planté.

Mon amour est ému, l’âme n’est pas émue;

Le sang, non pas le sens, se trouble à votre vue:

Votre blanche vieillesse a tiré de mes yeux

De l’eau, mais mon esprit est un fourneau de feux ...
.....


J’ouvre mon estomac, une tombe sanglante

J’ouvre mon estomac, une tombe sanglante
De maux ensevelis. Pour Dieu, tourne tes yeux,
Diane, et vois au fond mon coeur parti en deux,
Et mes poumons gravés d’une ardeur violente,

Vois mon sang écumeux tout noirci par la flamme,
Mes os secs de langueurs en pitoyable point
Mais considère aussi ce que tu ne vois point,
Le reste des malheurs qui saccagent mon âme.

Tu me brûles et au four de ma flamme meurtrière
Tu chauffes ta froideur : tes délicates mains
Attisent mon brasier et tes yeux inhumains
Pleurent, non de pitié, mais flambants de colère.

À ce feu dévorant de ton ire allumée
Ton oeil enflé gémit, tu pleures à ma mort,
Mais ce n’est pas mon mal qui te déplait si fort
Rien n’attendrit tes yeux que mon aigre fumée.

Au moins après ma fin que ton âme apaisée
Brûlant le coeur, le corps, hostie à ton courroux,
Prenne sur mon esprit un supplice plus doux,
Étant d’ire en ma vie en un coup épuisée.


Sonnet XCV

Sort inique et cruel ! le triste laboureur

Qui s'est arné le dos à suivre sa charrue,

Qui sans regret semant la semence menue

Prodigua de son temps l'inutile sueur,

Car un hiver trop long étouffa son labeur,

Lui dérobant le ciel par l'épais d'une nue,

Mille corbeaux pillards saccagent à sa vue

L'aspic demi pourri, demi sec, demi mort.

Un été pluvieux, un automne de glace

Font les fleurs, et les fruits joncher l'humide place.

A ! services perdus ! A ! vous, promesses vaines !

A ! espoir avorté, inutiles sueurs !

A ! mon temps consommé en glaces et en pleurs.

Salaire de mon sang, et loyer de mes peines !


Larmes

J'ai couvert mes plaintes funèbres

Sous le voile noir des ténèbres,

La nuit a gardé mes ennuis,

Le jour mes allégresses feintes ;

Cacher ni feindre je ne puis,

Pour ce que les plus longues nuits

Sont trop courtes à mes complaintes.

Le feu dans le cœur d'une souche

A la fin lui forme une bouche,

Et lui ouvre comme des yeux,

Par où l'on voit et peut entendre

Le brasier épris en son creux :

Mais lors qu'on voit à clair ses feux,

C'est lors qu'elle est demi en cendre.

Au printemps, on coupe la branche.

L'hiver sans danger on la tranche :

Mais quand un acier sans pitié

Tire le sang, qui est la sève,

Lors pleurant sa morte moitié

Meurt en été, de l'amitié,

La branche de la branche veuve.

Que l'aether soupire à ma vue,

Tire mes vapeurs en la nue ;

Le tison fumant de mon cœur

Un pareil feu dans le ciel mette,

Qui de jour cache son ardeur,

La nuit, d'effroyable splendeur,

Flambait au ciel un grand cornette.

Plaindrai-je ma moitié ravie,

De quelques moitiés de ma vie ?

Non, la vie entière n'est pas

Trop, pour en ces douleurs s'éteindre,

Soupirer en passant le pas

Par les trois fumeaux du trépas,

C'est plaindre comme il faut se plaindre.

Plus mes yeux asséchez ne pleurent ;

Taris sans humeur, ils se meurent :

L'âme la pleure, et non pas l'œil.

Je prendrai le drap mortuaire

Dans l'obscurité du cercueil,

Les noires ombres pour mon deuil,

Et pour crêpe noir le suaire.


Tout cela qui sent l’homme

... Tout cela qui sent l'homme à mourir me convie,

En ce qui est hideux je cherche mon confort :

Fuyez de moi, plaisirs, heurs, espérance et vie,

Venez, maux et malheurs et désespoir et mort !


Je cherche les déserts, les roches égarées,

Les forêts sans chemin, les chênes périssants,

Mais je hais les forêts de leurs feuilles parées,

Les séjours fréquentés, les chemins blanchissants.


Quel plaisir c'est de voir les vieilles haridelles

De qui les os mourants percent les vieilles peaux :

Je meurs des oiseaux gais volants à tire d'ailes,

Des courses de poulains et des sauts de chevreaux !


Heureux quand je rencontre une tête séchée,

Un massacre de cerf, quand j'oy les cris des faons ;

Mais mon âme se meurt de dépit asséchée,

Voyant la biche folle aux sauts de ses enfants.


J'aime à voir de beautés la branche déchargée,

À fouler le feuillage étendu par l'effort

D'automne, sans espoir leur couleur orangée

Me donne pour plaisir l'image de la mort.


Un éternel horreur, une nuit éternelle

M'empêche de fuir et de sortir dehors

Que de l'air courroucé une guerre cruelle

Ainsi comme l'esprit, m'emprisonne le corps !


Jamais le clair soleil ne rayonne ma tête,

Que le ciel impiteux me refuse son oeil,

S'il pleut qu'avec la pluie il crève de tempête,

Avare du beau temps et jaloux du soleil.


Mon être soit hiver et les saisons troublées,

De mes afflictions se sente l'univers,

Et l'oubli ôte encore à mes peines doublées

L'usage de mon luth et celui de mes vers.


Sous un œil languissant et pleurant à demi


Sous un œil languissant et pleurant à demi,

Sous un humble maintien, sous une douce face,

Tu cach’ un faux regard, un éclair de menace,

Un port enorgueilli, un visage ennemi.


Tu as de la douceur, mais il y a parmi

Les six parts de poison, dessous ta bonne grâce,

Un dédain outrageux à tous coups trouve place.

Tu aimes l’adversaire et tu hais ton ami,


Tu fais de l’assurée et tu vis d’inconstance,

Ton ris sent le dépit. Somme, ta contenance

Est semblable à la mer qui cache tout ainsi


Sous un marbre riant les écueils, le désastre,

Les vents, les flots, les morts. Ainsi fait la marâtre

Qui déguise de miel l’aconite noirci.



Soupirs épars, sanglots en l’air perdus,

Soupirs épars, sanglots en l’air perdus,

Témoins piteux des douleurs de ma gêne,

Regrets tranchants avortés de ma peine,

Et vous, mes yeux, en mes larmes fondus,


Désirs tremblants, mes pensers éperdus,

Plaisirs trompés d’une espérance vaine,

Tous les tressauts qu’à ma mort inhumaine

Mes sens lassés à la fin ont rendus,


Cieux qui sonnez après moi mes complaintes,

Mille langueurs de mille morts éteintes,

Faites sentir à Diane le tort


Qu’elle me tient, de son heur ennemie,

Quand elle cherche en ma perte sa vie

Et que je trouve en sa beauté la mort !