BATAILLE, Georges
Ma mère
…..
– Pierre !
Le mot était dit à voix basse, avec une douceur insistante.
Quelqu’un dans la chambre voisine m’avait-il appelé ? assez doucement, si je dormais, pour ne pas m’éveiller ? Mais j’étais éveillé. M’étais-je éveillé de la même façon qu’enfant, lorsque j’avais la fièvre et que ma mère m’appelait de cette voix craintive ?
A mon tour, j’appelai : personne n’était auprès de moi, personne dans la chambre voisine.
Je compris à la longue que, dormant, j’avais entendu mon nom prononcé dans mon rêve et que le sentiment qu’il me laissait demeurerait insaisissable pour moi.
J’étais enfoncé dans le lit, sans peine et sans plaisir. Je savais seulement que cette voix durant les maladies et les longues fièvres de mon enfance m’avait appelé de la même façon : alors une menace de mort suspendue sur moi donnait à ma mère, qui parlait, cette extrême douceur.
J’étais lent, attentif, et lucidement je m’étonnais de ne pas souffrir. Cette fois le souvenir, brûlant d’intimité, de ma mère, ne me déchirait plus. Il ne se mêlait plus à l’horreur de ces rires graveleux que souvent j’avais entendus.
En 1906, j’avais dix-sept ans lorsque mon père mourut.
Malade, j’avais longtemps vécu dans un village, chez ma grand-mère, où parfois ma mère venait me rejoindre. Mais j’habitais alors Paris depuis trois ans. J’avais vite compris que mon père buvait. Les repas se passaient en silence : rarement, mon père commençait une histoire embrouillée que je suivais mal, que ma mère écoutait sans mot dire. Il ne finissait pas et se taisait.
Après dîner, j’entendais fréquemment de ma chambre une scène bruyante, inintelligible pour moi, qui me laissait le sentiment que j’aurais dû venir en aide à ma mère. De mon lit, je prêtais l’oreille à des éclats de voix mêlés au bruit de meubles renversés. Parfois je me levais et, dans le couloir, j’attendais que le bruit s’apaisât. Un jour la porte s’ouvrit : je vis mon père rouge, vacillant, semblable à un ivrogne des faubourgs, insolite dans le luxe de la maison. Jamais mon père ne me parlait qu’avec une sorte de tendresse, en des mouvements aveugles, puérils presque de tremblement. Il me terrifiait. Je le surpris une autre fois, traversant les salons : il bousculait les sièges et ma mère à demi dévêtue le fuyait : mon père était lui-même en pans de chemise. Il rattrapa ma mère : ensemble, ils tombèrent en criant. Je disparus et je compris alors que j’aurais dû rester chez moi. Un beau jour, égaré il ouvrit la porte de ma chambre : il se tint sur le seuil une bouteille à la main ; il me vit, la bouteille lui échappant se brisa et l’alcool coula. Un moment, je le regardai : il se prit la tête dans les mains après le bruit ignoble de la bouteille, il se taisait, mais je tremblais.
Je le détestais si pleinement qu’en toutes choses, je pris le contrepied de ses jugements. En ce temps-là, je devins pieux au point d’imaginer que j’entrerais plus tard en religion. Mon père était alors un anticlérical ardent. Je ne renonçai à l’état religieux qu’à sa mort afin de vivre avec ma mère, devant laquelle j’étais perdu d’adoration. Je croyais que ma mère était comme, dans ma niaiserie, je pensais qu’étaient toutes les femmes, qu’elle était ce que seule une vanité de mâle empêchait d’être, attachée à la religion. N’allais-je pas le dimanche à la messe avec elle ? Ma mère m’aimait : entre elle et moi, je croyais à l’identité des pensées et des sentiments, que seule troublait la présence de l’intrus, de mon père. Je souffrais, il est vrai, de ses sorties continuelles, mais comment n’aurais-je pas admis qu’elle tentât par tous les moyens d’échapper à l’être abhorré ?
Je m’étonnais sans doute que, durant les absences de mon père, elle ne cessa pas de sortir. Mon père faisait souvent de longs séjours à Nice où je savais qu’il faisait la noce, jouait et buvait comme d’habitude. J’aurais aimé dire à ma mère avec quelle joie j’apprenais l’imminence de ses départs ; ma mère avec une étrange tristesse refusait la conversation, mais j’étais sûr qu’elle n’était pas moins heureuse que moi. Il partit en dernier pour la Bretagne, où sa sœur l’avait invité : ma mère devait l’accompagner, mais elle avait, au dernier moment, pris le parti de rester. J’étais si gai lors du dîner, mon père parti, que j’osai dire à ma mère ma joie de rester seul avec elle : à ma surprise, elle en sembla ravie, plaisantant plus que de raison.
Je venais alors de grandir. Soudain j’étais un homme : elle me promit de m’emmener bientôt dans un restaurant gai.
– J’ai l’air assez jeune pour te faire honneur, me dit-elle. Mais tu es si bel homme qu’on te prendra pour mon amant.
Je ris, car elle riait, mais je restai soufflé. Je ne pouvais croire que ma mère eût dit le mot. Il me sembla qu’elle avait bu.
Je n’avais jamais aperçu, jusque-là, qu’elle buvait. Je devais vite comprendre qu’elle buvait chaque jour de la même façon. Mais elle n’avait pas ce rire en cascade, ni cette joie de vivre indécente. Elle avait au contraire une douceur triste, attachante, qui la renfermait sur elle-même ; elle avait la mélancolie profonde que je liais à la méchanceté de mon père, et cette mélancolie décidait du dévouement de toute ma vie.
Elle partit au dessert et je restai déçu. Ne se moqua-t-elle pas de mon chagrin ? Ma déception dura les jours suivants.
Ma mère ne cessa pas de rire – et de boire – et surtout de s’en aller. Je restai seul à travailler. En ce temps-là, je suivais des cours, j’étudiais et, de la même façon que j’aurais bu, je m’enivrais de travail.
Un jour ma mère ne sortit pas comme d’habitude à la fin du déjeuner. Elle riait avec moi. Elle s’excusait de n’avoir pas tenu sa promesse et de ne pas m’avoir emmené, comme elle disait, en « partie fine ». Ma mère, jadis si grave, qui donnait à la voir un pénible sentiment, celui d’un soir d’orage, m’apparaissait soudain sous un aspect nouveau : celui d’une jeune évaporée. Je savais qu’elle était belle : autour d’elle je l’entendais depuis longtemps dire à l’envi. Mais je ne lui connaissais pas cette coquetterie provocante. Elle avait trente-deux ans et, je la regardais, son élégance, son allure me renversaient.
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