DESCHAMPS, Eustache
Il n’y a que folles et fous au monde
Quand un homme a été jeune
Et la vieillesse le surprend,
Alors, pour son ancienneté,
Il devient moins qu’en état d’enfant.
Et devenu fou, à la légère,
Toujours il parle, sans vrai propos.
Il s’en va ainsi vers sa fin:
Je ne vois que folles et fous.
Le monde a la propriété
De ce viellard: trop innocent
Il fut après sa nativité,
Et puis fut sage longuement,
Justicier, vertueux, vaillant;
Maintenant il est lâche, chétif et mou,
Vieux, envieux et mal parlant:
Je ne vois que folles et fous.
Ballade sur le trépas de Bertrand Du Guesclin
Souche d'honneur et arbre de vaillance,
Coeur de lion plein de hardiesse,
La fleur des preux et la gloire de France,
Victorieux et hardi combattant,
Sage en vos actions et bien entreprenant,
Souverain homme de guerre,
Vainqueur de gens et conquérant de terre,
Le plus vaillant qui jamais fût en vie,
Chacun pour vous doit se vêtir de noir
Pleurez, pleurez, fleur de chevalerie
O Bretagne, pleure ton espérance,
Normandie, fais son enterrement,
Guyenne aussi et Auvergne avance-toi maintenant
Et Languedoc, recherche ses actions.
Picardie, Champagne, et Occident
Doivent pour pleurer aller chercher
Les Tragédiens, ou la nymphe Aréthuse
Qui fut convertie en eau par ses pleurs
Afin qu`à tous de sa mort le coeur se serre;
Pleurez, pleurez, fleur de chevalerie
Hé! homme d'armes, gardez le souvenir
De votre père, dont vous êtiez l'enfant;
Le bon Bertrand qui tant eut de puissance,
Qui vous aimait si amoureusement
Guesclin est mort, priez dévotement
Qu'il puisse gagner le paradis;
Celui qui n'en fait deuil ni ne prie se trompe.
Car du monde une lumière est partie:
De tout honneur il était la source directe:
Pleurez, pleurez, fleur de chevalerie.
Ballade contre le temps présent
Temps de douleur et de tentation,
Âge de pleurs, d'envie et de tourment,
Temps de langueur et de damnation,
Âge mineur près de définement.
Temps plein d'horreur qui tout fait faussement,
Âge menteur, plein d'orgueil et d'envie,
Temps sans honneur et sans vrai jugement,
Âge en tristesse qui abrège la vie.
Temps sans crémeur, temps de perdition,
Âge tricheur, tout va déloyalement,
Temps en erreur, près de finition,
Âge robeur, plein de ravissement,
Temps, vois ton coeur, viens à repentement;
Âge pécheur, de tes maux merci crie;
Temps séducteur, impètre sauvement,
Âge en tristesse qui abrège la vie.
Temps sans douceur et de malédiction,
Âge en pueur qui tout vice comprend.
Temps de folie, vois ta punition,
Âge flatteur, sage est qui se repent:
Temps, la fureur du haut juge descend,
Âge, au juge t'âme ne fuira mie:
Temps barateur, mue ton mouvement,
Âge en tristesse qui abrège la vie.
Virelai d’une pucelle
Suis-je, suis-je, suis-je belle?
Il me semble, à mon avis,
Que j'ai beau front et doux vis
Et la bouche vermeillette:
Dites-moi si je suis belle.
J'ai verts yeux, petits sourcils,
Le chef blond, le nez traitis,
Rond menton, blanche gorgette:
Suis-je, suis-je, suis-je belle.
J'ai durs seins et haut assis,
Longs bras, grêles doigts aussi,
Et, par le faux, suis grêlette:
Dites-moi si je suis belle.
J'ai de bons reins, ce m'est vis,
Bon dos, Bon cul de Paris,
Cuisses et jambes bien faites:
Suis-je, suis-je, suis-je belle?
J'ai pieds rondelets et petits,
Bien chaussants et beaux habits,
Je suis gaie et folliette:
Dites-moi si je suis belle.
J'ai manteaux fourrés de gris,
J'ai chapeaux, j'ai beaux profits,
Et d'argent mainte épinglette:
Suis-je, suis-je, suis-je belle?
J'ai draps de soie et tapis,
J'ai draps d'or et blancs et bis,
J'ai mainte bonne chosette:
Dites-moi si je suis belle.
Que quinze ans n'ai, je vous dis,
Moult est mon trésor joli,
J'en garderai la clavette:
Suis-je, suis-je, suis-je belle?
Bien devra être hardi
Cil qui sera mon ami,
Qui aura telle demoiselle:
Dites-moi si je suis belle.
Et, par Dieu, je lui plévis
Que très loyal, si je vis,
Lui serai, si ne chancelle:
Suis-je, suis-je, suis-je belle?
Si courtois est et gentil,
Vaillant, adroit, bien appris,
Il gagnera sa querelle:
Dites-moi si je suis belle.
C'est un mondain paradis
Que d'avoir dame toudis
Ainsi fraîche, ainsi nouvelle:
Suis-je, suis-je, suis-je belle?
Entre vous, accouardis,
Pensez à ce que je dis.
Ci finit ma chansonnette:
Suis-je, suis-je, suis-je belle?
Virelai sur la tristesse du temps présent
Je ne vois ami n'amie
Ni personne qui bien die;
Toute liesse défaut,
Tous coeurs ont pros par assaut
Tristesse et mélancolie.
Aujourd'hui n'est âme lie,
On ne chante n'esbanie,
Chacun cuide avoir défaut;
Li uns a sur l'autre envie
Et médit par jonglerie,
Toute loyauté défaut;
Honneur, amour, courtoisie,
Pitié, largesse est périe,
Mais convoitise est en haut
Qui fait de chacun versaut,
Dont joie est anéantie:
Je ne vois ami n'amie.
Trop règne dolente vie;
Cet âge ne durra mie,
Car d'honneur nul ne chaut;
Connaissance est endormie
Vaillance n'est à demie
Connue ni mise en haut.
Loyauté, sens, prud'hommie
Ni bonté n'est remerie.
On lève ce qui ne vaut,
Et ainsi tout perdre faut,
Par non sens et par folie.
Je ne vois amie n'ami.
Plaintes d’amoureux
Nul homm’ ne peut souffrir plus de tourment
Que j’ai pour vous, chère dame honorée,
Qui chaque jour êtes en ma pensée ;
Si il vous plaît, je vous dirai comment,
Car loin de vous ai vie désespérée :
Nul homm’ ne peut souffrir plus de tourment
Que j’ai pour vous, chère dame honorée,
Mais Faux-Rapport vous a dit faussement
Que j’aime ailleurs ; C’est fausseté prouvée ;
Je n’aim’ fors vous, et sachez, belle née,
Nul homm’ ne peut souffrir plus de tourment
Que j’ai pour vous, chère dame honorée,
Qui chaque jour êtes en ma pensée.
Je deviens courbes et boussu
Je deviens courbes et bossu,
J’ois très dur, ma vie décline,
Je perds mes cheveux par dessus,
Je flue en chacune narine,
J’ai grand douleur en la poitrine,
Mes membres sens jà tous trembler,
Je suis très hâtif à parler,
Impatient ; Dédain me mord ;
Sans conduit ne sais mais aller :
Ce sont les signes de la mort.
Convoiteux suis, blanc et chenu,
Échard, courrouceux ; j’adevine
Ce qui n’est pas, et loue plus
Le temps passé que la doctrine
Du temps présent ; mon corps se mine ;
Je vois envis rire et jouer,
J’ai grand plaisir à grommeler,
Car le temps passé me remord ;
Toujours veuil jeunesse blâmer :
Ce sont les signes de la mort.
Mes dents sont longs, faibles, aigus,
Jaunes, flairant comme sentine ;
Tous mes corps est froids devenus,
Maigres et secs ; par médecine
Vivre me faut ; chair ni cuisine
Ne puis qu’à grand peine avaler ;
Des jeünes me faut baller,
Mon corps toudis sommeille ou dort,
Et ne veuil que boire et humer :
Ce sont les signes de la mort.
Prince, encor je veuil ci ajouter
Soixante ans, pour mieux conforter
Ma vieillesse qui me nuit fort,
Quand ceux qui me doivent aimer
Me souhaitent jà outre mer :
Ce sont les signes de la mort.
Ballade de la vie dolente
Je hais mes jours et ma vie dolente,
Et si maudis l’heure que je fus né,
Et à la mort humblement me présente
Pour les tourments dont je suis fortuné.
Je hais ma conception
Et si maudis la constellation
Où Fortune me fit naître premier,
Quand je me vois de tous maux parsonnier.
Car pauvreté chacun jour me tourmente :
Par son fait suis haï et diffamé ;
Chacun me fuit, ne nul ne me parente,
Les riches vois trop bien emparentés ;
Ceux-là ont indignation
De moi voir, de quelle création
Je suis extrait, si suis plus bas que biers,
Quand je me vois de tous maux parsonnier.
Hélas ! il n’est nul, tant sage se sente,
Si riche n’est, qui jà soit honoré.
Mais d’un homme à trois cents livres de rente,
Tant soit cocart, chacun sera paré
En dissimulation
De lui faire grand inclination.
Or suis pauvre, je vis à grand danger
Quand je me vois de tous maux parsonnier.