Claude LEVI-STRAUSS
Le regard éloigné
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Je m’insurge contre l’abus de langage par lequel, de plus en plus, on en vient à confondre le racisme et des attitudes normales, légitimes même, en tout cas inévitables. Le racisme est une doctrine qui prétend voir dans les caractères intellectuels et moraux attribués à un ensemble d’individus l’effet nécessaire d’un commun patrimoine génétique. On ne saurait ranger sous la même rubrique, ou imputer automatiquement au même préjugé l’attitude d’individus ou de groupes que leur fidélité à certaines valeurs rend partiellement ou totalement insensibles à d’autres valeurs. Il n’est nullement coupable de placer une manière de vivre et de la penser au-dessus de toutes les autres et d’éprouver peu d’attirance envers tels ou tels dont le genre de vie, respectable en lui-même, s’éloigne par trop de celui auquel on est traditionnellement attaché. Cette incommunicabilité relative peut même représenter le prix à payer pour que les systèmes de valeurs de chaque famille spirituelle ou de chaque communauté se conservent, et trouvent dans leur propre fonds les ressources nécessaires à leur renouvellement. Si comme je l’ai écrit ailleurs, il existe entre les sociétés humaines un certain optimum de diversité au-delà duquel elles ne sauraient aller, mais en dessous duquel elles ne peuvent non plus descendre sans danger, on doit reconnaître que cette diversité résulte pour une grande part du désir de chaque culture de s’opposer à celles qui l’environnent, de se distinguer d’elles, en un mot d’être soi : elles ne s’ignorent pas, s’empruntent à l’occasion, mais pour ne pas périr, il faut que, sous d’autres rapports persiste entre elles une certaine imperméabilité.
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Tristes tropiques
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Mais ce modèle – c’est la solution de Rousseau – est éternel et universel. Les autres sociétés ne sont peut-être pas meilleures que la nôtre ; même si nous sommes enclins à le croire, nous n’avons à notre disposition aucune méthode pour le prouver. A les mieux connaître, nous gagnons pourtant un moyen de nous détacher de la nôtre, non point que celle-ci soit absolument ou seule mauvaise, mais parce que c’est la seule dont nous devions nous affranchir : nous le sommes par état des autres. Nous nous mettons ainsi en mesure d’aborder la deuxième étape qui consiste, sans rien retenir d’aucune société, à les utiliser toutes pour dégager ces principes de la vie sociale qu’il nous sera possible d’appliquer à la réforme de nos propres moeurs, et non de celles des sociétés étrangères : en raison d’un privilège inverse du précédent, c’est la société seule à laquelle nous appartenons que nous sommes en position de transformer sans risquer de la détruire : car ces changements viennent aussi d’elle, que nous y introduisons
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En plaçant hors du temps et de l’espace le modèle dont nous nous inspirons, nous courons certainement un risque, qui est de sous-évaluer la réalité du progrès. Notre position revient à dire que les hommes ont toujours et partout entrepris la même tâche en s’assignant le même objet, et qu’au cours de leur devenir, les moyens seuls ont différé. J’avoue que cette attitude ne m’inquiète pas ; elle semble la mieux conforme aux faits, tels que nous les révèlent l’histoire et l’ethnographie ; et surtout, elle me paraît plus féconde. Les zélateurs du progrès s’exposent à méconnaître, par le peu de cas qu’ils en font, les immenses richesses accumulées par l’humanité de part et d’autre de l’étroit sillon sur lequel ils gardent les yeux fixés ; en sous-estimant l’importance d’efforts passés, ils déprécient tous ceux qu’il nous reste à accomplir. Si les hommes ne se sont jamais attaqués qu’à une besogne, qui est de faire une société vivable, les forces qui ont animé nos lointains ancêtres sont aussi présentes en nous. Rien n’est joué ; nous pouvons tout reprendre. Ce qui fut fait et manqué peut être refait : «L’âge d’or qu’une aveugle superstition avait placé derrière [ou devant] nous, est en nous. » La fraternité humaine acquiert un sens concret en nous présentant, dans la plus pauvre tribu, notre image confirmée et une expérience dont, jointe à tant d’autres, nous pouvons assimiler les leçons. Nous retrouverons même à celle-ci une fraîcheur ancienne. Car, sachant que depuis des millénaires, l’homme n’est parvenu qu’à se répéter, nous accéderons à cette noblesse de la pensée qui consiste, par-delà toutes les redites, à donner pour point de départ à nos réflexions la grandeur indéfinissable des commencements. Puisque être homme signifie, pour chacun de nous, appartenir à une classe, à une société, à un pays, à un continent et à une civilisation ; et que pour nous, Européens et terriens, l’aventure au coeur du Nouveau Monde signifie d’abord qu’il ne fut pas le nôtre, et que nous portons le crime de sa destruction ; et ensuite, qu’il n’y en aura plus d’autre : ramenés à nous-mêmes par cette confrontation, sachons au moins l’exprimer dans ses termes premiers – en un lieu, et nous rapportant à un temps où notre monde a perdu la chance qui lui était offerte de choisir entre ses missions
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