CAZALIS, Henri (= LAHOR, Jean; = CASELLI, Jean)
Le poème
Je suis le feu, je suis l’air, je suis dans tout...
(Mystiques persans)
Le soleil est ma chair, le soleil est mon cœur,
Le cœur du ciel, mon cœur saignant qui vous fait vivre,
Le soleil, vase d’or, où fume la liqueur
De mon sang, est la coupe où la terre s’enivre.
Les astres sont mes yeux, mes yeux toujours ouverts,
Toujours dardant sur vous leurs brûlantes prunelles,
Et mes grands yeux aimants versent sur l’univers,
Sur vos amours sans fin, leurs clartés éternelles.
Les vents sont mes soupirs, les vents sont mes baisers,
Je suis le souffle, l’air, et vous êtes la flamme,
Et vous êtes pareils aux charbons embrasés,
Quand, l’été, mes soupirs ont passé sur votre âme.
Les fleurs sont mes désirs, les fleurs de toutes parts
Tendent vers vous leurs longs regards pleins de délices,
Les fleurs sont mes désirs, les fleurs sont mes regards,
Et vous buvez mon rêve au fond de leurs calices.
Je suis l’amour, l’amour, qui soulève les flots,
Et trouble et fait vibrer les océans immenses,
Et la chaleur, par qui les germes sont éclos,
Et le printemps, qui fait fécondes les semences.
Je suis dans tout, je suis la fraîcheur de la nuit,
Et je suis dans l’éther la lune qui vous aime,
Et l’ouragan aussi, l’éclair brûlant qui luit,
Car la création entière est mon poème,
Est un poème étrange où se mêlent des pleurs,
Et dont vous, ô mortels, vous êtes les pensées,
Ô vous qui partagez ma joie et mes douleurs,
Et l’ennui des éternités déjà passées.
La chanson du vent
Vent fou qui voles où tu veux
De fleur en fleur, de femme en femme,
Vent qui caresses les cheveux,
Vent libre, je voudrais ton âme.
Vent qui murmures dans les bois,
Comme un chœur à bouche fermée,
Certain soir, je voudrais ta voix,
Pour parler à ma bien-aimée;
Et vent qui soulèves les mers,
Qui hurles le long des rivages,
Je voudrais dans mes jours amers
Parfois aussi tes cris sauvages,
Pour y jeter tous mes sanglots,
Toutes mes colères, mes haines,
Et pour fouetter comme des flots
L'océan de la foule humaine.
Réminiscences
À Darwin.
Je sens un monde en moi de confuses pensées,
Je sens obscurément que j’ai vécu toujours,
Que j’ai longtemps erré dans les forêts passées,
Et que la bête encor garde en moi ses amours.
Je sens confusément, l’hiver, quand le soir tombe,
Que jadis, animal ou plante, j’ai souffert,
Lorsque Adonis saignant dormait pâle en sa tombe ;
Et mon cœur reverdit, quand tout redevient vert.
Certains jours, en errant dans les forêts natales,
Je ressens dans ma chair les frissons d’autrefois,
Quand, la nuit grandissant les formes végétales,
Sauvage, halluciné, je rampais sous les bois.
Dans le sol primitif nos racines sont prises ;
Notre âme, comme un arbre, a grandi lentement ;
Ma pensée est un temple aux antiques assises,
Où l’ombre des Dieux morts vient errer par moment.
Quand mon esprit aspire à la pleine lumière,
Je sens tout un passé qui me tient enchaîné ;
Je sens rouler en moi l’obscurité première :
La terre était si sombre aux temps où je suis né !
Mon âme a trop dormi dans la nuit maternelle :
Pour monter vers le jour, qu’il m’a fallu d’efforts !
Je voudrais être pur ; la honte originelle,
Le vieux sang de la bête est resté dans mon corps.
Et je voudrais pourtant t’affranchir, ô mon âme,
Des liens d’un passé qui ne veut pas mourir ;
Je voudrais oublier mon origine infâme,
Et les siècles sans fin que j’ai mis à grandir.
Mais c’est en vain : toujours en moi vivra ce monde
De rêves, de pensers, de souvenirs confus,
Me rappelant ainsi ma naissance profonde,
Et l’ombre d’où je sors, et le peu que je fus ;
Et que j’ai transmigré dans des formes sans nombre,
Et que mon âme était, sous tous ces corps divers,
La conscience, et l’âme aussi, splendide ou sombre,
Qui rêve et se tourmente au fond de l’univers !
Dans un Bal
Vous dont les regards purs, éclatants de lumière,
Riaient comme une eau bleue aux rayons du matin.
Vous qui glissiez joyeuse en robe de satin,
Blonde, longue, élancée, et si svelte et si fière;
Vous qui brilliez, pareille â l'aube printanière.
Vous qui me rappeliez le fin profil lointain.
Et le pâle et lucide albâtre florentin
Des vierges de Fîesole en leur candeur première;
Vous qui m'illuminiez de l'azur de vos yeux.
Et musicale, avec des mots délicieux.
Rajeunissiez mon âme et lui rendiez ses fièvres
O lueur dans ma nuit, vous ne saurez jamais
Que tout un soir j’ai bu le souffle de vos lèvres,
Et que j'en étais ivre et que je vous aimais !
Egalité-Fraternité (Danse macabre)
Zig et zig et zig, la mort en cadence
Frappant une tombe avec son talon,
La mort à minuit joue un air de danse,
Zig et zig et zag, sur son violon.
Le vent d'hiver souffle, et la nuit est sombre,
Des gémissements sortent des tilleuls;
Les squelettes blancs vont à travers l'ombre
Courant et sautant sous leurs grands linceuls,
Zig et zig et zig, chacun se trémousse,
On entend claquer les os des danseurs,
Un couple lascif s'assoit sur la mousse
Comme pour goûter d'anciennes douceurs.
Zig et zig et zag, la mort continue
De racler sans fin son aigre instrument.
Un voile est tombé ! La danseuse est nue !
Son danseur la serre amoureusement.
La dame est, dit-on, marquise ou baronne.
Et le vert galant un pauvre charron – Horreur !
Et voilà qu'elle s'abandonne
Comme si le rustre était un baron !
Zig et zig et zig, quelle sarabande!
Quels cercles de morts se donnant la main !
Zig et zig et zag, on voit dans la bande
Le roi gambader auprès du vilain!
Mais psit ! tout à coup on quitte la ronde,
On se pousse, on fuit, le coq a chanté
Oh ! La belle nuit pour le pauvre monde !
Et vivent la mort et l'égalité !