SADE, marquis de
Justine
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Apprends, petite novice, que le ciel est la chose du monde qui nous intéresse le moins ; que ce que nous faisons sur la terre lui plaise ou non, c'est la chose du monde qui nous inquiète le moins ; trop certains de son peu de pouvoir sur les hommes, nous le bravons journellement sans frémir et nos passions n'ont vraiment de charme que quand elles transgressent le mieux ses intentions ou du moins ce que des sots nous assurent être tel, mais qui n'est dans le fond que la chaîne illusoire dont l'imposture a voulu captiver le plus fort.
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Tu ne seras pas longtemps sans savoir, Thérèse, s'il est vraiment un Dieu qui punisse ou qui récompense les actions des hommes... Ah! si dans le néant éternel où tu vas rentrer tout à l'heure, il t'était permis de penser, combien tu regretterais les sacrifices infructueux que ton entêtement t'a forcée de faire à des fantômes qui ne t'ont jamais payée qu'avec des malheurs!... Thérèse, il en est encore temps, veux-tu Ítre ma complice? je te sauve, il est plus fort que moi de te voir échouer sans cesse dans les routes dangereuses de la vertu. Quoi! tu n'es pas encore assez punie de ta sagesse et de tes faux principes? Quelles infortunes veux-tu donc pour te corriger? Quels exemples te sont nécessaires pour te convaincre que le parti que tu prends est le plus mauvais de tous, et qu'ainsi que je te l'ai dit cent fois, on ne doit s'attendre qu'‡ des revers quand, prenant la foule à rebours, on veut être seule vertueuse dans une société tout à fait corrompue? Tu comptes sur un Dieu vengeur: dÈtrompe-toi, Thérèse, détrompe-toi, le Dieu que tu te forges n'est qu'une chimère dont la sotte existence ne se trouva jamais que dans la tête des fous; c'est un fantôme inventé par la méchanceté des hommes, qui n'a pour but que de les tromper, ou de les armer les uns contre les autres. Le plus important service qu'on eût pu leur rendre eût été d'égorger sur-le-champ le premier imposteur qui s'avisa de leur parler d'un Dieu. Que de sang un seul meurtre eût épargné dans l'univers! Va, va, Thérèse, la nature toujours agissante, toujours active n'a nullement besoin d'un maître pour la diriger. Et si ce maître existait effectivement, après tous les défauts dont il a rempli ses oeuvres, mériterait-il de nous autre chose que des mÈéris et des outrages? Ah! s'il existe, ton Dieu, que je le hais, Thérèse, que je l'abhorre! Oui, si cette existence était vraie, je l'avoue, le seul plaisir d'irriter perpétuellement celui qui en serait revêtu deviendrait le plus précieux dédommagement de la nécessité où je me trouverais alors d'ajouter quelque croyance en lui...
Encore une fois, Thérèse, veux-tu devenir ma complice? Un coup superbe se présente, nous l'exécuterons avec du courage; je te sauve la vie si tu l'entreprends. Le seigneur chez qui nous allons, et que tu connais, s'isole dans la maison de campagne où il fait ses parties; le genre dont tu vois qu'elles sont l'exige; un seul valet l'habite avec lui, quand il y va pour ses plaisirs: l'homme qui court devant cette chaise, toi et moi, chère fille, nous voilà trois contre deux. Quand ce libertin sera dans le feu de ses voluptés, je me saisirai du sabre dont il tranche la vie de ses victimes, tu le tiendras, nous le tuerons, et mon homme pendant ce temps-l‡ assommera son valet. Il y a de l'argent caché dans cette maison; plus de huit cent mille francs, Thérèse, j'en suis sûre, le coup en vaut la peine...
Choisis, sage créature, choisis: la mort, ou me servir; si tu me trahis, si tu lui fais part de mon projet, je t'accuserai seule, et ne doute pas que je ne l'emporte par la confiance qu'il eut toujours en moi... Réfléchis bien avant que de me répondre; cet homme est un scélérat: donc, en l'assassinant lui-mÍme, nous ne faisons qu'aider aux lois desquelles il a mérité la rigueur. Il n'y a pas de jour, Thérèse, où ce coquin n'assassine une fille: est-ce donc outrager la vertu que de punir le crime? Et la proposition raisonnable que je te fais alarmera-t-elle encore tes farouches principes?
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Juliette
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Si je demande quels motifs on a de supposer l’âme immortelle, on me répond aussitôt : C’est que l’homme, par sa nature, désire d’être immortel. Mais, répliquerai-je, votre désir devient-il une preuve de son accomplissement ? Par quelle étrange logique ose-t-on décider qu’une chose ne peut manquer d’arriver, seulement parce qu’on la souhaite ? Les impies, continue-t-on, privés des espérances flatteuses d’une autre vie, désirent d’être anéantis. Eh bien ! ne sont-ils pas autant autorisés à conclure, d’après ce désir, qu’ils seront anéantis, que vous vous prétendez autorisés à conclure, vous, que vous existerez simplement parce que vous le désirez ?
Ô Juliette, poursuivait cette femme philosophe avec toute l’énergie de la persuasion, ô ma chère amie, n’en doute pas, nous mourons tout entiers, et le corps humain, après que la Parque a coupé le fil, n’est plus qu’une masse incapable de produire les mouvements dont l’assemblage constituait la vie. On n’y voit plus alors ni circulation, ni respiration, ni digestion, ni parole, ni pensée. On prétend que, pour lors, l’âme s’est séparée du corps ; mais dire que cette âme, qu’on ne connaît point, est le principe de la vie, c’est ne rien dire, sinon qu’une force inconnue est le principe caché de mouvements imperceptibles. Rien de plus naturel et de plus simple que de croire que l’homme mort n’est plus ; rien de plus extravagant que de croire que l’homme mort est encore en vie.
Nous rions de la simplicité de quelques peuples dont l’usage est d’enterrer des provisions avec les morts : est-il donc plus absurde de croire que les hommes mangeront après la mort, que de s’imaginer qu’ils penseront, qu’ils auront des idées agréables ou fâcheuses, qu’ils jouiront, qu’ils souffriront, qu’ils éprouveront du repentir ou de la joie, lorsque les organes, propres à leur porter des sensations ou des idées, seront une fois dissous et réduits en poussière ? Dire que les âmes humaines seront heureuses ou malheureuses après la mort, c’est prétendre que les hommes pourront voir sans yeux, entendre sans oreilles, goûter sans palais, flairer sans nez, toucher sans mains, etc. Des nations qui se croient très raisonnables adoptent pourtant de pareilles idées.
Le dogme de l’immortalité de l’âme suppose que l’âme est une substance simple, en un mot, un esprit : mais je demanderai toujours ce que c’est qu’un esprit.
— On m’a appris, répondis-je à Mme Delbène, qu’un esprit était une substance privée d’étendue, incorruptible, et qui n’a rien de commun avec la matière.
— Mais si cela est, reprit avec vivacité mon institutrice, comment ton âme naît-elle, s’accroîtelle, se fortifie-t-elle, se dérange-t-elle, vieillit-elle, dans les mêmes proportions que ton corps ?
À l’exemple de tous les sots qui ont eu les mêmes principes, tu me répondras que tout cela sont des mystères. Mais, imbéciles que vous êtes, si ce sont des mystères, vous n’y comprenez donc rien, et si vous n’y comprenez rien, comment pouvez-vous décider affirmativement une chose dont vous êtes incapables de vous former aucune idée ? Pour croire ou pour affirmer quelque chose, il faut au moins savoir en quoi consiste ce que l’on croit et ce que l’on affirme. Croire à l’immortalité de l’âme, c’est dire que l’on est persuadé de l’existence d’une chose dont il est impossible de se former aucune notion véritable, c’est croire à des mots sans y pouvoir attacher aucun sens ; affirmer qu’une chose est telle qu’on la dit, c’est le comble de la folie et de la vanité.
Que de théologiens sont d’étranges raisonneurs ! Dès qu’ils ne peuvent deviner les causes naturelles des choses, ils inventent des causes surnaturelles, ils imaginent des esprits, des dieux, des causes occultes, des agents inexplicables, ou plutôt des mots bien plus obscurs que les choses qu’ils s’efforcent d’expliquer. Demeurons dans la nature quand nous voudrons nous rendre compte des effets de la nature ; ne nous écartons jamais d’elle quand nous voudrons expliquer ses phénomènes ; ignorons les causes trop déliées pour être saisies par nos organes, et soyons persuadés qu’en sortant de la nature nous ne trouverons jamais la solution des problèmes que la nature nous présente.
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Dialogue entre un prêtre et un moribond
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Le prêtre
— Mais enfin, vous admettez bien quelque chose après cette vie, il est impossible que votre esprit ne se soit pas quelquefois plu à percer l’épaisseur des ténèbres du sort qui nous attend, et quel système peut l’avoir mieux satisfait que celui d’une multitude de peines pour celui qui vit mal et d’une éternité de récompenses pour celui qui vit bien ?
Le moribond
— Quel, mon ami ? Celui du néant ; jamais il ne m’a effrayé, et je n’y vois rien que de consolant et de simple ; tous les autres sont l’ouvrage de l’orgueil, celui-là seul l’est de la raison. D’ailleurs il n’est ni affreux ni absolu, ce néant. N’ai-je pas sous mes yeux l’exemple des générations et régénérations perpétuelles de la nature ? Rien ne périt, mon ami, rien ne se détruit dans le monde ; aujourd’hui homme, demain ver, après-demain mouche, n’est-ce pas toujours exister ? Et pourquoi veux-tu que je sois récompensé de vertus auxquelles je n’ai nul mérite, ou puni de crimes dont je n’ai pas été le maître ; peux-tu accorder la bonté de ton prétendu dieu avec ce système et peut-il avoir voulu me créer pour se donner le plaisir de me punir, et cela seulement en conséquence d’un choix dont il ne me laisse pas le maître ?
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