AYME, Marcel


La tête des autres
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SCÈNE II

Par la porte côté cour entre Frédéric Maillard portant une serviette de cuir. C'est un homme de trente-huit ans. Juliette, Renée et Louis s'avancent a sa rencontre.

Louis : Alors ?

Maillard a un hochement de tête mélancolique.

Renée : Ça y est. Cet animal de Valorin s'en est tiré !

Juliette : J'en avais le pressentiment.

Louis : Mon pauvre vieux. Alors, non ? Ça n'a pas marché ?

Maillard, il éclate de rire et, l'air triomphant, vient à Juliette : Mais si ! Ça a très bien marché puisque j'ai fait condamner mon bonhomme.

Louis : C'est vrai ? Les travaux forcés ? A perpétuité ?

Maillard : Pas du tout ! Il est bel et bien condamné à mort !

Renée et Louis, battant des mains : Bravo ! Bravo ! C'est épatant !

Juliette, se jetant au cou de son mari : Mon chéri ! Comme je suis heureuse ! Non, tu ne peux pas savoir quel bonheur c'est pour moi ! J'ai passé par de telles angoisses ! Je n'osais plus espérer la bonne nouvelle. Tu ne rentrais pas... tu ne téléphonais pas...

Maillard, ému : Ma chère petite. (Il lui baise le front.) Le verdict a été rendu tard et j'ai dû ensuite écouter le chef de cabinet de Robichon qui m'a tenu encore vingt minutes.

Renée : Et en entrant, vous nous avez fait marcher en prenant une mine d'enterrement, comme si le type avait été acquitté ! (Mutine.) C'est vilain, ce que vous avez fait là, procureur Maillard.

Renée et Juliette prennent Maillard chacune par un bras.

Juliette : Oui, c'est très vilain et nous sommes tous très fâchés.

Maillard : Je demande pardon à tous et je promets de ne plus le faire jamais.

Juliette : On lui pardonne ?

Renée : Pour cette fois, on lui pardonne parce que c'est un homme inouï, formidable, génial !

Louis : J'avoue que je ne m'attendais pas à une condamnation à mort.

Maillard : Très franchement, je n'y croyais pas non plus. Bien sûr, il s'agissait d'un crime crapuleux. Mon bonhomme avait assassiné une ; vieille dame pour la voler, mais, après tout, il n'y avait pas de preuve décisive. En somme, il existait un faisceau de très graves présomptions, mais qui n'étaient tout de même que des présomptions. Les empreintes digitales, qui étaient d'ailleurs bien les siennes, ne constituaient pas non plus une charge suffisante. La défense avait beau jeu. Vous n'avez qu'une certitude morale, plaidait Maître Lancry. Et, au bout du compte, c'était vrai.

Louis : Évidemment sa position était forte. Voua avez dû vous démener comme un diable.

Maillard : C'est bien simple, je suis claqué. Vingt fois, j'ai cru que l'accusé sauvait sa tête. Je le sentais m'échapper, me filer entre les doigts. Chaque fois, j'ai réussi à donner le coup de barre qui le faisait rentrer dans l'ornière.

Louis : L'ornière de la Justice.

On rit.

Maillard : Mais le pire était que cet animal-là inspirait la sympathie. Pour un procureur, il n'y a rien de plus pénible ni de plus dangereux. Ce n'était pas du tout le genre de brute auquel on pouvait s'attendre. C'en était même très exactement le contraire.

Louis : Qu'est-ce qu'il faisait, dans la vie, votre accusé ?

Maillard : II était joueur de jazz.

Louis : Ah ! C'est vrai.

Maillard : Imaginez un garçon de trente-cinq ans, l'air plutôt distingué malgré sa profession, avec un visage énergique, respirant la franchise, l'honnêteté, et un regard intelligent, des manières et une élocution aisées, une voix parfois frémissante qui pouvait émouvoir.

Renée : Il était beau ?

Maillard : Pas mal. Avec ça, un certain chic dans la façon de s'habiller, une élégance un peu négligée.

Juliett e : II y avait des femmes dans le jury ?

Maillard : Deux.

Juliett e : Tu avais vraiment tout contre toi.

Maillard : Tu peux le dire. Quand le prévenu protestait de son innocence, je sentais fléchir la salle, le jury et jusqu'au Président. Alors, je donnais un coup de gueule et je le ramenais au pied du mur : « Où étiez-vous le soir du premier juin entre huit heures et minuit ? »

Louis : Au fait, où était-il, entre huit heures et minuit ?

Maillard : Chez sa victime, parbleu ! II prétendait, lui, avoir passé la soirée dans un hôtel avec une inconnue. En fait d'alibi, c'était puéril, mais il avait une façon d'affirmer qui troublait les jurés. Finalement et grâce à moi, la sympathie qu'il inspirait s'est retournée contre lui.

Renée : Et comment vous y êtes-vous pris, mon cher magicien ?

Maillard, retrouvant l'accent du prétoire : Messieurs les Jurés, vous avez en face de vous un assassin dont l'arme la plus dangereuse n'est ni le couteau ni le revolver, mais cette sympathie... ( Changeant de ton .) Si nous parlions d'autre chose ? Je ne vais tout de même pas refaire le procès à moi tout seul.

Louis : Dommage !

Juliette, se tournant vers le vestibule : Oui, mes enfants, papa est rentré... Je ne sais pas... C'est lui qui vous le dira. ( A Maillard .) Ce sont les enfants. Ils n'arrivent pas à s'endormir. Va les embrasser, tu leur apprendras la bonne nouvelle. Ils vont être si contents !

Maillard, se dirigeant vers le vestibule : Chers mignons. A midi, Alain m'a fait promettre de lui apporter la tête de l'accusé.

Rire général. Maillard monte les deux marches accédant au vestibule.

Juliette, à Maillard : Toute la soirée, ils ont joué à se condamner à mort.

Rire attendri de Maillard qui disparaît dans le vestibule.