ANONYME – Roman de Renart
Roman de Renart
PIERROT qui mit son intelligence et son art
à écrire en vers l'histoire de Renart
et d'Isengrin son cher compère
ne traita pas le plus piquant de son sujet,
car il négligea le procès
et le jugement qui eurent lieu
à la cour de Noble le lion
à propos de la fornication immodérée de Renart,
qui nourrit tous les vices en son sein,
avec dame Hersant, la louve.
L'histoire, en son début,
rapporte que l'hiver venait de se terminer,
que la rose s'épanouissait,
que l'aubépine était en fleur
et que, à l'approche de l'Ascension,
sire Noble le lion
convoqua toutes les bêtes
dans son palais pour tenir sa cour.
Aucune bête n'eut l'audace
de s'attarder - toutes affaires cessantes -
et de ne pas accourir
si ce n'est le seigneur Renart,
ce mauvais larron, ce fourbe,
que les autres ne cessent d'accuser
et de calomnier devant le roi
pour son orgueil et son inconduite
……
Le Renard et les anguilles
…..
Voici venir à grande allure des marchands qui transportaient du poisson et qui venaient de la mer. Ils avaient des harengs frais et en quantité, (...) des lamproies et des anguilles. Renard, l’universel trompeur, était à une portée d’arc. Quand il voit la charrette chargée d’anguilles et de lamproies, il s’enfuit au devant, sur la route, pour les tromper sans qu’ils s’en doutent. Alors il se couche au milieu du chemin (...) et fait le mort. Il reste là, gisant. Voici les marchands qui arrivent. (...) Le premier qui le voit le regarde, puis appelle son compagnon : « Regarde là. C’est un goupil ou un chien ? ». L’autre le voit et s’écrie : « C’est le goupil ! ». (...) « Nous ne sommes par trop chargés : jetons-le sur notre charrette. Vois comme sa gorge est blanche et nette ! ». A ces mots, ils s’avancent, le lancent sur leur charrette, puis se remettent en route. (...) Mais Renard s’allonge sur les paniers, en ouvre un avec les dents, et en tire (...) plus de trente harengs : il vide presque le panier. (...) Il s’attaque à l’autre (...) Maintenant il peut s’en aller (...) Puis, quand il a fait son saut, il crie aux marchands : « Dieu vous garde ! Toutes ces anguilles sont à moi ! et le reste est pour vous ! ».
…..
On apporte la croix ; c’est Brun qui, tout en blâmant la faiblesse du Roi, la lui attache sur l’épaule. D’autres barons, non moins mécontens, lui présentent l’écharpe et le bourdon.
Voilà donc Renart un bourdon ou bâton de frêne à la main, l’écharpe au cou, la croix sur l’épaule. Le Roi lui fait déclarer à ceux qui l’ont condamné qu’il ne conserve contre eux aucun mauvais vouloir ; il est (au moins le dit-il) résolu de renoncer à la vie de mauvais garçon ; avant tout, il tient au salut de son ame. Tout ce qu’on lui demande, Renart l’accorde sans hésiter ; il rompt le fêtu avec chacun des barons et leur pardonne. L’heure de Nones arrivoit quand il prit congé de la Cour.
Mais dès qu’il se sentit libre et qu’il eut mis les murs et le plessis entre les barons et lui, son premier soin fut de défier ceux qu’il venoit d’appaiser par son repentir ; il n’excepta que messire Noble. Ici, je ne dois pas omettre qu’avant de prendre congé, il avait trouvé dans le courtil du palais, Madame Fiere la Reine, dont grande était la beauté, la courtoisie. « Dan Renart, » lui avait-elle dit, « priez pour nous outremer, nous prierons ici pour votre retour. — Dame, » fit Renart en s’inclinant, « la prière venue de haut est la chose la plus précieuse du monde ; heureux celui pour qui vous prierez ! il aura grand sujet de démener joie. Oh ! que j’accomplirais heureusement mon pélerinage, si j’emportais en Syrie un gage de votre amitié ! »