CHALANDON, Sorj
Le quatrième mur
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Je suis tombé. Je me suis relevé. Je suis entré dans le garage, titubant entre les gravats. Les flammes, la fumée, la poussière, je recrachais le plâtre qui me brûlait la gorge. J'ai fermé les yeux, les mains sur les oreilles. J'ai heurté un muret, glissé sur des câbles. La moitié du plafond avait été arrachée par l'explosion. Le ciment en feu frappait tout autour avec un bruit de claques. Derrière une carcasse de voiture, un trou. Une crevasse de guerre, un bitume ouvert en pétales jusqu'à son coeur de sable. Je me suis jeté dans les éclats comme on trébuche, corps chiffon, le ventre en décombres. Je tremblais. Jamais je n'avais tremblé comme ça. Ma jambe droite voulait s'enfuir, me quitter, une sauterelle apeurée dans les herbes d'été. Je l'ai plaquée à deux mains sur le sol. Elle saignait, ma jambe folle. Je n'avais rien senti. Je croyais que la blessure et le blessé ne faisaient qu'un. Qu'au moment de l'impact, la douleur hurlait son message. Mais c'est le sang qui m'a annoncé la mauvaise nouvelle. Ni le choc ni le mal, seulement mon jus poisseux. Mon pantalon était déchiré. Il fumait. Ma jambe élançait comme une rage de dent. Ma chemise était collée de sueur. J'avais pris mon sac, mais laissé ma veste dans la voiture de Marwan, mes papiers, mon argent, tout ce qui me restait. Je ne pensais pas qu'un char d'assaut pouvait ouvrir le feu sur un taxi.
-Sors de là, Georges!
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J'ai marché. J'ai vu une canne à terre. Un vieillard sur le dos, criblé d'impacts, les bras ouverts en grand. Un homme plus loin, l'arrière du crâne enfoncé à la masse. Une fillette m'appelait depuis sa porte. Elle m'a poussé à l'intérieur. J'ai baissé la tête, je regardais son doigt, pas le lit qu'elle montrait. Les draps étaient sanglants. J'ai suivi le calvaire de son père à la trace. Il avait été traîné dans la chambre, dans le couloir, sur le seuil, puis jeté dans les ronces. Dans une impasse, un corps coupé en deux, la jambe droite jetée près du bras. Une femme, tombée là-bas, sous l'étendage à linge. Une autre, abandonnée dans une décharge et couverte de gravats. Près d'un amas de voitures, un attelage funèbre. Trois chevaux gris et cinq hommes, face contre terre. dans un angle de rue, une jambe artificielle arrachée à un vieux prostré contre un rideau de fer. Un jeune à quelques pas, ventre gonflé, visage brûlé, de la merde séchée plein les jambes. Partout, des morts. Dans les maisons, dans les rues, les impasses, les terrasses. Les chairs broyées, les plaies béantes, les traînées de cervelle dans les buissons. Les yeux fous d'une femme, qui sortaient des orbites comme des billes de nacre. Le soleil éclaboussant. Le chant obscène des grillons. Les hordes de mouches, furieuses d'être dérangées dans leur festin. Et puis j'ai vu le premier enfant. je le redoutais derrière chaque porte, je le craignais après chaque cri. Il était là. Un bébé, torse nu, en couches déchirées. Un écorché. une chair écrasée vive contre un mur de parpaings. Je me suis arrêté. J'étais sec. Des yeux, du cœur. L'air était épais. Je respirais par saccades. Inspirer, c’était bouffer de la mort. J'ai voulu prendre l'enfant. Le porter. Le brandir dans le camp, le montrer à Beyrouth, le ramener à Paris, le hurler à la terre entière. Je me suis penché sur lui. Un homme a crié. Il est arrivé en courant. Il m'a montré la grenade dégoupillée cachée sous une poutre, à côté du cadavre. Une corde reliait le pied de la victime au madrier de bois. Bouger l'un c'était déplacer l'autre et déclencher l'explosion. - Ils ont piégé les corps, a expliqué cet homme. Maintenant, les anges guidaient mes pas. Une fillette en chemise rouge, front ouvert, jambes écartées. Une autre plus loin dans l'angle, en robe écossaise, visage contre le mur et le dos lacéré. Un garçon brisé sur le dos, avec Mickey sur son tee-shirt bleu. Quatre frères entassés sur le trottoir et brûlés. Chairs et vêtements arrachés, comme broyés et refondus ensemble. Je ne résistais plus. Je me suis laissé faire. Je passais de main en main, de maison en maison dans les cris, les pleurs, tous ces yeux écorchés qui recherchaient les miens. Une femme m'a conduit à un berceau sanglant. Une nacelle en rotin, tapissée de draps gris et blancs. L'enfant avait été égorgé. Il dormait sur le côté, la tête décollée, les mains dans le dos, une jambe pliée à l'envers et le genou brisé. Je voulais offrir mes larmes. J'ai cherché tout au fond. J'ai fermé les yeux pour les appeler à l'aide. Elles ne venaient pas. Elles baignaient mon ventre, mon cœur, mon âme.
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