FROIDMONT, Hélinand de



Les Vers de la Mort


Mort, tu m’as mis pour que je mue

Dans cette étuve où mon corps sue

Tous les excès de mon jeune âge.

Tu lèves sur tous ta massue,

Mais personne pourtant ne mue

Et en changeant ne devient sage.

Mort, le sage craint ton passage.

Maintenant, c’est à son naufrage

Que chacun va ou qu’il se rue :

Aussi moi j’ai tourné la page,

J’ai quitté plaisirs et orages :

Qui ne s’essuie, à tort il sue.


Mort, va trouver les troubadours

Qui chantent de vaines amours.

Apprends-leur, ô Mort, à chanter

Comme ceux qui passent leurs jours

Tout à fait hors du monde pour

Que tu ne les fasses tomber.

Mort, tu ne sais les envoûter,

Ceux qui ton chant savent chanter

Et qui craignent Dieu nuit et jour.

Et un cœur qui peut enfanter

Un pareil fruit, en vérité,

Se moque bien, Mort, de tes tours.


Mort, toi qui en tous lieux perçois

Et sur tous les marchés des droits,

Qui dépouilles riches et grands,

Toi qui sais mater les forts, toi

Qui aux potentats fais la loi,

Qui réduis honneurs à néant,

Qui fais trembler les plus puissants,

Qui fais glisser les plus prudents,

Qui recherches toutes les voies

Où l’on va s’embourber souvent,

Salue pour moi mes amis en

Leur inspirant un saint effroi.


Mort, je t’envoie à mes amis,

Non pas comme à des ennemis

Pour qui mon cœur serait de glace,

Mais je prie Dieu (qui m’a permis

D’acquitter ce que j’ai promis)

Qu’ils aient longue vie, et la grâce

De vivre le temps qu’il leur trace.

Mais toi qui par jeu fais la chasse

A ceux qui n’ont peur ni souci,

Que salutaire est ta menace,

Car ta peur purifie et sasse

L’âme comme un tamis.


Mort, qui nous prends tous dans tes lacs,

Et qui partout mets du verglas

Afin de nous faire glisser,

Si je te hais, je ne hais pas

Ceux vers qui je conduis tes pas !

Je veux les consoler, chasser

La vanité de leur pensée,

Elle qui sait les pourchasser

Jusqu’à les faire échec et mat.

Dès que tu prends l’âme au lacet,

C’est être fou que ne laisser

Aussitôt là tous ses ébats !


Mort, Mort, saisis ton cor et sonne

A Pronleroi et à Péronne :

Que Bernard l’entende en premier,

Lui qui a presque sa couronne

A moins que Dieu ne l’abandonne

Comme on rejette un faux denier.

Dis que tu sais en quel sentier

Les jeunes vont se fourvoyer

Tant que Dieu la santé leur donne;

Qu’il la leur ôte, ils vont prier !

C’est cette sotte façon de parier

Que ne craindre Dieu que s’il tonne.


Mort, va saluer de ma part

Mon très cher compagnon, Bernard.

Pour lui je pleure amèrement.

Dis-lui qu’il tarde, ce couard,

A prendre la meilleure part

En changeant radicalement.

Mais pourquoi donc tarde-t-il tant ?

S’il veut que Dieu rapidement

L’aide, pourquoi le servir tard ?

C’est un fou, celui qui attend.

S’il ne saisit le bon moment,

Dieu n’aura pour lui un regard.


Mort, Mort, salue pour moi Renaud

De par Celui qui règne en haut

Et qui se fait craindre et aimer.

''Dis-lui d’être prêt, il le faut,

A affronter l’arc-qui-ne-faut

Sans se meurtrir ni se blesser.

Jour de la mort, ô jour amer,

Où il nous faut franchir la mer

Dont les ondes sont de feu chaud !

Vraiment, c’est être fou fieffé

Qu’attendre pour se fortifier

Que la mort livre son assaut.


Mort, dis à l’oncle et au neveu

Que par un trou étroit tous deux

Devront passer sans rien garder.

Les sages ont assez de peu ;

Mais l’avare n’est pas heureux

Car il ne sait rien posséder.

La sagesse, tu l’as montré,

Dans l’or ne saurait résider :

Toujours du loup on voit la queue.

Mort, quel bon tour c’est te jouer

Que d’accepter la pauvreté,

D’aller nu à toi quand tu veux.


Mort, toi qui prends les terres franches

Et qui te sers des gorges blanches

Comme pierres à aiguiser,

La soif du riche, tu l’étanches,

L’arbre plein de fruits, tu l’ébranches

Pour voir le riche dépouillé ;

Tu t’acharnes à le duper,

Tu l’écrases de ton maillet

Et à son pont ôtes les planches.

Mort, dis à ceux d’Angivillers

Que tu es en train d’enfiler

L’aiguille pour coudre leurs manches.


L’âme dans ton miroir se mire,

Ô Mort, quand il lui faut partir.

Dans ton livre on lit clairement

Que pour Dieu il lui faut choisir

La vie qui fait le plus souffrir

Et renoncer aux agréments.

Mort, dis à mes amis comment

Les élus au Ciel ont logement

Pour avoir souffert le martyre.

Qu’ils tiennent donc leur serment ;

L’âme se perd qui à Dieu ment.

Quel fossé entre faire et dire ! »


Ainsi soit-il.