YOURCENAR, Marguerite


Voici que le silence


Voici que le silence a les seules paroles

Qu’on puisse, près de vous, dire sans vous blesser ;

Laissons pleuvoir sur vous les larmes des corolles ;

Il ne faut que sourire à ce qui doit passer.

À l’heure où fatigués nous déposons nos rôles,

Au même lit secret les dormeurs vont glisser ;

Par chaque doigt tremblant des herbes qui nous frôlent,

Vous pouvez me bénir et moi vous caresser.

C’est à votre douceur que mon sentier m’amène.

De ce sol lentement imprégné d’âme humaine,

L’oubli, lent jardinier, extirpe les remords.

L’impérissable amour erre de veine en veine ;

Je ne veux pas troubler par une plainte vaine

L’éternel rendez-vous de la terre et des morts.



Vous ne saurez jamais


Vous ne saurez jamais que votre âme voyage

Comme au fond de mon cœur un doux cœur adopté ;

Et que rien, ni le temps, d’autres amours, ni l’âge,

N’empêcheront jamais que vous ayez été.


Que la beauté du monde a pris votre visage,

Vit de votre douceur, luit de votre clarté,

Et que ce lac pensif au fond du paysage

Me redit seulement votre sérénité.


Vous ne saurez jamais que j’emporte votre âme

Comme une lampe d’or qui m’éclaire en marchant ;

Qu’un peu de votre voix a passé dans mon chant.


Doux flambeau, vos rayons, doux brasier, votre flamme,

M’instruisent des sentiers que vous avez suivis,

Et vous vivez un peu puisque je vous survis.


Ceux Qui Nous Attendaient

Ceux qui nous attendaient, se sont lassés d’attendre,

Et sont morts sans savoir que nous allions venir,

Ont refermé leurs bras qu’ils ne peuvent plus tendre,

Nous léguant un remords au lieu d’un souvenir.

Les prières, les fleurs, le geste le plus tendre,

Sont des présents tardifs que rien ne peut bénir;

Les vivants par les morts ne se font pas entendre;

La mort, quand vient la mort, nous joint sans nous unir.

Nous ne connaîtrons pas la douceur de leurs tombes.

Nos cris, lancés trop tard, se fatiguent, retombent,

Pénètrent sans écho la sourde éternité;

Et les morts dédaigneux, ou forcés de se taire,

Ne nous écoutent pas, au seuil noir du mystère,

Pleurer sur un amour qui n’a jamais été.



Je n’ai su qu’hésiter


Je n’ai su qu’hésiter; il fallait accourir;

Il fallait appeler; je n’ai su que me taire.

J’ai suivi trop longtemps mon chemin solitaire;

Je n’avais pas prévu que vous alliez mourir.

Je n’avais pas prévu que je verrais tarir

La source où l’on se lave et l’on se désaltère;

Je n’avais pas compris qu’il existe sur terre

Des fruits amers et doux que la mort doit mûrir.

L’amour n’est plus qu’un nom; l’être n’est plus qu’un nombre;

Sur la route au soleil j’avais cherché votre ombre;

Je heurte mes regrets aux angles d’un tombeau.

La mort moins hésitante a mieux su vous atteindre.

Si vous pensez à nous votre cœur doit nous plaindre.

Et l’on se croit aveugle à la mort d’un flambeau.