DARIEN, Georges
Bas les coeurs !
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Je ramasse un caillou et je le lance de toute ma force. Malheureusement, tout est déjà cassé et mon caillou ne cause aucun mal. J’en suis désolé.
― À bas, les Prussiens ! À mort, les Prussiens !
Le patron et la patronne du café sortent en faisant des gestes. Mais on les accueuille âr des huées, par des grossièretés sans nom.
Ca me semble exagérée, ces insultes, car enfin si ce n’étaient pas des Prussiens?
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Nous nous précipitons à la fenêtre.
Un soldat prussien, dans la position du soldat sans armes, le petit doigt sur la couture du pantalon, la tête droite, les talons joints, est campé devant un tas de fagots, la face au bois. Derrière lui, un officier ― un lieutenant je crois ― se promène de long en large, lisant un journal, fumant un cigare gros comme un manche à balai. Chaque fois qu’il passe derrière le soldat, v’lan ! il lui envoie à toute volée un coup de pied dans le bas des reins. On entend très distinctement le bruit de la botte qui, à intervalle réguliers, toutes les minutes à peu près, se colle au postérieur du troupier.
À chaque coup, l’homme tressaute légèrement, très légèrement ; mais il ne bronche pas. Ses talons ne quittent pas la place qu’ils ont marquée dans le sol ; ses mains ne se crispent pas, ses doigts restent allongés le long du passepoil et il semble toujours regarder, à l’ordonnance, à quinze pas devant lui.
― Quand je suis venu chez vous, Barbier, dit le père Merlin, ça durait déjà depuis un bon quart d’heure. Ça fait donc maintenant cinquante minutes.
― Sapristi ! dit mon père, quelle obéissance ! quelle soumission ! cinquante coups de pieds au derrière !
Le père Merlin veut fermer la fenêtre.
― Oh ! attendons la fin, implore ma sœur, émerveillée.
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– Mon enfant, me dit le père Merlin lorsque nous avons fini, tu parlais tout à l'heure d'aller révéler les horribles secrets qui te pèsent, de crier sur les toits les iniquités dont tu as été le témoin, de publier les mauvaises actions dont on s'est rendu coupable devant toi. Il ne faut pas faire cela. Il faut, comme tu l'as fait jusqu'ici, enfouir ces choses au fond de toi. Ne les oublie pas, souviens-t'en, au contraire, repasse-les souvent dans ton cœur. Laisse là ta colère, mais conserve ton indignation. L'indignation est toujours une chose juste. C'est pour cela qu'elle vit. Plus tard, quand tu seras grand, les frémissements qui t'agitent aujourd'hui te secoueront encore et ce sera peut-être au souvenir des ignominies qui t'ont fait horreur que tu devras d'être un homme. C'est une dure leçon qui t'est donnée là, mon enfant, tu le comprendras un jour. Elle peut te profiter à toi, si tu veux. Si tu veux, si tu es assez fort pour ne pas laisser fausser, pendant dix ans au moins, ton âme d'enfant qui est sincère et droite ; si tu es assez robuste pour voir les choses, plus tard, avec tes yeux d'aujourd'hui.
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Le voleur
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Libéré ! Ce mot me fait réfléchir longuement, pendant cette nuit où je me suis allongé, pour la dernière fois, dans un lit militaire. Je compte. Collège, caserne. Voilà quatorze ans que je suis enfermé. Quatorze ans ! Oui, la caserne continue le collège... Et les deux, où l'initiative de l'être est brisée sous la barre de fer des règlements, où la vengeance brutale s'exerce et devient juste dès qu'on l'appelle punition - les deux sont la prison - Quatorze années d'internement, d'affliction, de servitude - pour rien...
Mais qu'est-ce qu'il faudra que je fasse, à présent que je suis libéré, pour qu'on m'incarcère pendant aussi longtemps ? Quelle multitude de délits, quelle foule de crimes me faudra-t-il commettre ?...
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Éducation. La chasse aux instincts. On me reproche mes défauts ; on me fait honte de mes imperfections. Je ne dois pas être comme je suis, mais comme il faut. Pourquoi faut-il ?... On m'incite à suivre les bons exemples ; parce qu'il n'y a que les mauvais qui décident à agir. On m'apprend à ne pas tromper les autres ; mais point à ne pas me laisser tromper. On m'inocule la raison - ils appellent ça comme ça - juste à la place du cœur. Mes sentiments violents sont criminels, ou au moins déplacés ; on m'enseigne à les dissimuler. De ma confiance, on fait quelque chose qui mérite d'avoir un nom : la servilité ; de mon orgueil, quelque chose qui ne devrait pas en avoir : le respect humain. Le crâne déprimé par le casque d'airain de la saine philosophie, les pieds alourdis par les brodequins à semelles de plomb dont me chaussent les moralistes, je pourrai décemment, vers mon quatrième lustre, me présenter à mes semblables. J'aurai du savoir-vivre. Je regarderai passer ma vie derrière le carreau brouillé des conventions hypocrites, avec permission de la romantiser un peu, mais défense de la vivre. J'aurai peur. Car il n'y a qu'une chose qu'on m'apprenne ici, je le sais ! On m'apprend à avoir peur.
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Biribi, discipline militaire
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Ah ! pauvre petit soldat, toi qui es mort en appelant ta mère, toi qui, dans ton délire, avais en ton oeil terne la vision de ta chaumière, tu vas dormir là, rongé, à vingt-trois ans, par les vers de cette terre sur laquelle tu as tant pâti, sur laquelle tu es mort, seul, abandonné de tous, sans personne pour calmer tes ultimes angoisses, sans d'autre main pour te fermer les yeux que la main brutale d'un infirmier qui t'engueulait, la nuit, quand tes cris désespérés venaient troubler son sommeil. Ah ! je sais bien, moi, pourquoi ta maladie est devenue incurable. Je sais bien, mieux que le médecin qui a disséqué ton corps amaigri, pourquoi tu es couché dans la tombe. Et je te plains, va, pauvre victime, de tout mon coeur, comme je plains ta mère qui t'attend peut-être en comptant les jours, et qui va recevoir, sec et lugubre, un procès-verbal de décès...
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