TRISTAN L’HERMITE, François
L'amant en langueur
En ces tristes déserts, où s'arrête la Cour,
J'entretiens votre Image au doux bruit des fontaines ;
Et me plains de l'absence aux sablons d'alentour
Qui n'ont pas tant de grains que mon cœur a de peines.
Puis vous ayant offert à chaque heure du jour
Des soupirs, des pensées et des paroles vaines,
Je conjure un pinceau qui des tourments d'Amour
Vous fera voir en moi des marques bien certaines.
Vous direz, Amarante, en voyant mon portrait,
Que c'est celui d'un autre, et qu'il n'a pas un trait
De ceux que sur mon teint vous avez vu paraître :
Mais je suis si changé par nos communs ennuis,
Qu'à bien parler aussi ce n'est pas me connaître
Que de me reconnaître en l'état où je suis.
Pour une jalousie enragée dans un roman
Destins, faites-moi voir une ville allumée,
Toute pleine d'horreur, de carnage et de bruit,
Où l'inhumanité d'une orgueilleuse armée
Triomphe insolemment d'un empire détruit.
Faites-moi voir encore une flotte abîmée
Par le plus fâcheux temps que l'orage ait produit,
Où de cent mille voix, dans la plus noire nuit,
La clémence du Ciel soit en vain réclamée.
Ouvrez-moi les enfers; montrez-moi tout de rang
Cent ravages de flammes et cent fleuves de sang,
Et pour me contenter lancez partout la foudre.
Faites-moi voir partout l'image du trépas,
Mettez la mer en feu, mettez la terre en poudre,
Et tout cela, Destins, ne me suffira pas.
La belle gueuse
O que d'appas en ce visage
Plein de jeunesse et de beauté,
Qui semblent trahir son langage
Et démentir sa pauvreté!
Ce rare honneur des orphelines,
Couvert de ses mauvais habits,
Nous découvre des perles fines
Dans une boîte de rubis.
Ses yeux sont des saphirs qui brillent,
Et ses cheveux qui s'éparpillent
Font preuve d'un riche trésor.
À quoi bon sa triste requête
Si, pour faire pleuvoir de l'or,
Elle n'a qu'à baisser la tête.
La belle esclave maure
Beau Monstre de Nature, il est vrai, ton visage
Est noir au dernier point, mais beau parfaitement :
Et I'Ebène poli qui te sert d'ornement
Sur le plus blanc ivoire emporte l'avantage.
O merveille divine, inconnue à notre âge !
Qu'un objet ténébreux luise si clairement ;
Et qu'un charbon éteint, brûle plus vivement
Que ceux qui de la flamme entretiennent l'usage !
Entre ces noires mains je mets ma liberté ;
Moi qui fus invincible à toute autre Beauté,
Une Maure m'embrasse, une Esclave me dompte.
Mais cache-toi Soleil, toi qui viens de ces lieux
D'où cet Astre est venu, qui porte pour ta honte
La nuit sur son visage, et le jour dans ses yeux.
Misère de l’homme du monde
Venir à la clarté ' sans force et sans adresse,
Et, n'ayant fait longtemps que dormir et manger,
Souffrir mille rigueurs d'un secours étranger
Pour quitter l'ignorance en quittant la faiblesse;
Après, servir longtemps une ingrate maîtresse
Qu'on ne peut acquérir, qu'on ne peut obliger,
Ou qui, d'un naturel inconstant et léger,
Donne fort peu de joie et beaucoup de tristesse;
Cabaler dans la Cour; puis, devenu grison,
Se retirant du bruit, attendre en sa maison
Ce qu'ont nos derniers ans de maux inévitables :
C'est l'heureux sort de l'homme, ô misérable sort!
Tous ces attachements sont-ils considérables
Pour aimer tant la vie et craindre tant la mort ?
Sonnet 129
C'est fait de mes destins; je commence à sentir
Les incommodités que la vieillesse apporte.
Déjà la pâle Mort pour me faire partir
D'un pied sec et tremblant vient frapper à ma porte.
Ainsi que le soleil sur la fin de son cours
Paraît plutôt tomber que descendre dans l'onde,
Lorsque l'homme a passé les plus beaux de ses jours,
D'une course rapide il passe en l'autre monde.
Il faut éteindre en nous tous frivoles désirs,
Il faut nous détacher des terrestres plaisirs
Où sans discrétion notre appétit nous plonge.
Sortons de ces erreurs par un sage conseil,
Et cessant d'embrasser les images d'un songe,
Pensons à nous coucher pour le dernier sommeil.
La belle en deuil
Que vous avez d'appas, belle Nuit animée !
Que vous nous apportez de merveille et d'amour !
Il faut bien confesser que vous êtes formée
Pour donner de l'envie et de la honte au jour.
La flamme éclate moins à travers la fumée
Que ne font vos beaux yeux sous un si sombre atour,
Et de tous les mortels, en ce sacré séjour,
Comme un céleste objet vous êtes réclamée.
Mais ce n'est point ainsi que ces divinités
Qui n'ont plus ni de voeux, ni de solennités
Et dont l'autel glacé ne reçoit point de presse,
Car vous voyant si belle, on pense à votre abord
Que par quelque gageure où Vénus s'intéresse,
L'Amour s'est déguisé sous l'habit de la Mort.
Orphée
Monarque redouté qui règnes sur les Ombres,
Je ne suis pas venu dessus ces rives sombres
Pour enlever ton Sceptre et me faire Empereur
De ces lieux pleins d'horreur.
En mon pieux dessein je n'ai point d'autres armes
Que les gémissements, les soupirs et les larmes,
Avec tous les ennuis dont peut être chargé
Un Amant affligé.
Aussi je ne descends dans ce grand précipice
Que pour te demander ma fidèle Eurydice
Que la Parque ravit à mes chastes amours,
En la fleur de ses jours.
O Dieux ! je la perdis en la même journée
Qui nous avait rangés sous le joug d'Hyménée ;
Au lieu d'entrer au lit, ce Chef-d'oeuvre si beau
Entra dans le Tombeau !
Cette jeune Beauté par les vertes campagnes,
S'égayait en courant avecque ses Compagnes,
Lors qu'elle rencontra l'Auteur de son trépas
Caché dessous ses pas.
Un serpent plus cruel que ceux de tes Furies,
Qui mêlait son émail à celui des prairies,
D'un trait envenimé la mit dans le cercueil,
Et moi dans ce grand deuil.
Hélas ! je la trouvai telle qu'est une souche ;
En vain j'allai poser mes lèvres sur sa bouche,
Car déjà les esprits, de ses membres gelés,
S'en étaient envolés.
Que devins-je à l'objet de sa pâleur mortelle ?
Je fus si fort surpris et ma douleur fut telle
Qu'il faut être savant en l'art de bien aimer
Pour le bien exprimer
Depuis cette cruelle et fatale aventure,
J'ai toujours de mes pleurs mouillé sa sépulture,
Sans pouvoir faire trêve avecque mes ennuis
Ni les jours ni les nuits.
Amour importuné de mes plaintes funèbres
M'éclairant de sa flamme à travers des ténèbres,
Par ton secret avis m'a fait venir ici
Te conter mon souci.
Tu connais le pouvoir de sa secrète flamme ;
Si le bruit n'est menteur, elle embrasa ton âme
Lorsque dans la Sicile, un Miracle des Cieux
Parut devant tes yeux
On dit qu'en observant sa grâce non pareille,
Tu frémis dans ton char d'amour et de merveille
Et que tu n'as ravi cette jeune Beauté
Qu'après l'avoir été.
S'il te souvient encor de ces douces atteintes,
Prends pitié de mes maux, prends pitié de mes plaintes
Et fais bientôt cesser avecque mes douleurs,
Mes soupirs et mes pleurs.
Je t'en viens conjurer par ton Palais qui fume
Par le nitre embrasé, le souffre et le bitume
De ces fleuves brûlants et de ces noirs Palus
Qu'on ne repasse plus.
Par les trois noires Soeurs,
ces Compagnes cruelles
Qui portent l'épouvante et l'horreur avec elles ;
Et qui tiennent toujours leurs cheveux hérissés
D'Aspics entrelacés.
Par l'auguste longueur de ton poil qui grisonne,
Par l'éclat incertain de ta rouge Couronne
Et par la Majesté du vieux Sceptre de fer
Dont tu régis l'Enfer...
Rends-moi mon Eurydice, et fais qu'à ma prière
Elle revoie encore une fois la lumière,
Faisant ressusciter par ses embrassements,
Tous mes contentements.
Je ne demande pas qu'en renouant sa trame,
Pour des siècles entiers on rejoigne son âme
À cet aimable corps cruellement blessé,
Qu'elle a si tôt laissé.
Seulement, qu'elle vive autant qu'une personne
Dont la complexion se rencontre assez bonne,
Et qui par trop d'excès ne précipite pas
L'heure de son trépas.
Sans cesse les humains en tes États descendent ;
Par cent chemins divers à toute heure ils s'y rendent,
Et nul homme vivant quoi qu'il puisse inventer,
Ne s'en peut exempter.
Quand nous aurons ensemble accompli les années
Que nous aura marquées la loi des Destinées,
Nous viendrons pour jamais en cet obscur séjour
Demeurer à ta Cour.
Laisse-moi donc là haut ramener cette belle,
Ou permets qu'ici bas je demeure avec elle ;
J'aurai peu de regret au bien de la clarté
Près de cette Beauté.
Les grâces d'Eurydice à mes yeux exposées,
Me tiendront toujours lieu des doux champs Élysées :
Et pour moi, son absence a des feux et des fers
Pires que les Enfers