BEAUMARCHAIS, Pierre Augustin Caron de
Le barbier de Séville
Acte II, scène 15
BARTHOLO, ROSINE
BARTHOLO le regarde aller.
Il est enfin parti. (À part.) Dissimulons.
ROSINE
Convenez pourtant, Monsieur, qu'il est bien gai, ce jeune soldat ! À travers son ivresse, on voit qu'il ne manque ni d'esprit, ni d'une certaine éducation.
BARTHOLO
Heureux, m'amour, d'avoir pu nous en délivrer ! Mais n'es-tu pas un peu curieuse de lire avec moi le papier qu'il t'a remis ?
ROSINE
Quel papier ?
BARTHOLO
Celui qu'il a feint de ramasser pour te le faire accepter.
ROSINE
Bon ! c'est la lettre de mon cousin l'officier, qui était tombée de ma poche.
BARTHOLO
J'ai idée, moi, qu'il l'a tirée de la sienne.
ROSINE
Je l'ai très bien reconnue.
BARTHOLO
Qu'est-ce qu'il te coûte d'y regarder ?
ROSINE
Je ne sais pas seulement ce que j'en ai fait.
BARTHOLO, montrant la pochette.
Tu l'as mise là.
ROSINE
Ah ! ah ! par distraction.
BARTHOLO
Ah ! sûrement. Tu vas voir que ce sera quelque folie.
ROSINE, à part.
Si je ne le mets pas en colère, il n'y aura pas moyen de refuser.
BARTHOLO
Donne donc, mon cœur.
ROSINE
Mais, quelle idée avez-vous en insistant, Monsieur ? Est-ce encore quelque méfiance ?
BARTHOLO
Mais vous, quelle raison avez-vous de ne pas la montrer ?
ROSINE
Je vous répète, Monsieur, que ce papier n'est autre que la lettre de mon cousin, que vous m'avez rendue hier toute décachetée ; et puisqu'il en est question, je vous dirai tout net que cette liberté me déplaît excessivement.
BARTHOLO
Je ne vous entends pas.
ROSINE
Vais-je examiner les papiers qui vous arrivent ? Pourquoi vous donnez-vous les airs de toucher à ceux qui me sont adressés ? Si c'est jalousie, elle m'insulte ; s'il s'agit de l'abus d'une autorité usurpée, j'en suis plus révoltée encore.
BARTHOLO
Comment, révoltée ! Vous ne m'avez jamais parlé ainsi.
ROSINE
Si je me suis modérée jusqu'à ce jour, ce n'était pas pour vous donner le droit de m'offenser impunément.
BARTHOLO
De quelle offense parlez-vous ?
ROSINE
C'est qu'il est inouï qu'on se permette d'ouvrir les lettres de quelqu'un.
BARTHOLO
De sa femme ?
ROSINE
Je ne la suis pas encore. Mais pourquoi lui donnerait-on la préférence d'une indignité qu'on ne fait à personne ?
BARTHOLO
Vous voulez me faire prendre le change, et détourner mon attention du billet qui, sans doute, est une missive de quelque amant. Mais je le verrai, je vous assure.
ROSINE
Vous ne le verrez pas. Si vous m'approchez, je m'enfuis de cette maison, et je demande retraite au premier venu.
BARTHOLO
Qui ne vous recevra point.
ROSINE
C'est ce qu'il faudra voir.
BARTHOLO
Nous ne sommes pas ici en France, où l'on donne toujours raison aux femmes ; mais, pour vous en ôter la fantaisie, je vais fermer la porte.
ROSINE, pendant qu'il y va.
Ah Ciel ! que faire ? Mettons vite à la place la lettre de mon cousin, et donnons-lui beau jeu de la prendre. (Elle fait l'échange, et met la lettre du cousin dans sa pochette, de façon qu'elle sorte un peu.)
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Le mariage de Figaro
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III - Scène 16
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BARTHOLO. Des fautes si connues ! une jeunesse déplorable.
MARCELINE, s'échauffant par degrés. Oui, déplorable, et plus qu'on ne croit ! Je n'entends pas nier mes fautes ; ce jour les a trop bien prouvées ! mais qu'il est dur de les expier après trente ans d'une vie modeste ! J'étais née, moi, pour être sage, et je la suis devenue sitôt qu'on m'a permis d'user de ma raison. Mais dans l'âge des illusions, de l'inexpérience et des besoins, où les séducteurs nous assiègent pendant que la misère nous poignarde, que peut opposer une enfant à tant d'ennemis rassemblés ? Tel nous juge ici sévèrement, qui, peut-être, en sa vie a perdu dix infortunées !
FIGARO. Les plus coupables sont les moins généreux ; c'est la règle.
MARCELINE, vivement. Hommes plus qu'ingrats, qui flétrissez par le mépris les jouets de vos passions, vos victimes ! C'est vous qu'il faut punir des erreurs de notre jeunesse ; vous et vos magistrats, si vains du droit de nous juger, et qui nous laissent enlever, par leur coupable négligence, tout honnête moyen de subsister. Est-il un seul état pour les malheureuses filles ? Elles avaient un droit naturel à toute la parure des femmes : on y laisse former mille ouvriers de l'autre sexe.
FIGARO, en colère. Ils font broder jusqu'aux soldats !
MARCELINE, exaltée. Dans les rangs même plus élevés, les femmes n'obtiennent de vous qu'une considération dérisoires; leurrées de respects apparents, dans une servitude réelle ; traitées en mineures pour nos biens, punies en majeures pour nos fautes ! Ah ! sous tous les aspects, votre conduite avec nous fait horreur ou pitié !
FIGARO. Elle a raison !
LE COMTE, à part. Que trop raison !
BRID'OISON. Elle a, mon-on Dieu, raison !
MARCELINE. Mais que nous font, mon fils, les refus d'un homme injuste ? Ne regarde pas d'où tu viens, vois où tu vas : Cela seul importe à chacun. Dans quelques mois ta fiancée ne dépendra plus que d'elle-même ; elle t'acceptera, j'en réponds. Vis entre une épouse, une mère tendre qui te chériront à qui mieux mieux. Sois indulgent pour elles, heureux pour toi, mon fils ; gai, libre et bon pour tout le monde ; il ne manquera rien à ta mère.
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