MARIVAUX, Pierre de
Le paysan parvenu
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Suivez-moi, me dit-il après avoir donné à un laquais de quoi prendre des billets ; et nous entrâmes ; et me voilà donc à la Comédie, d’abord au chauffoir, ne vous déplaise, où le comte d’Orsan trouva quelques amis qu’il salua.
Ici se dissipèrent toutes ces enflures de cœur dont je vous ai parlé, toutes ces fumées de vanité qui m’avaient monté à la tête.
Les airs et les façons de ce pays-là me confondirent et m’épouvantèrent. Hélas ! mon maintien annonçait un si petit compagnon, je me voyais si gauche, si dérouté au milieu de ce monde qui avait quelque chose de si aisé et de si leste ! Que vas-tu faire de toi ? me disais-je.
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La vie de Marianne
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On me releva pourtant, ou plutôt on m'enleva, car on vit bien qu'il m'était impossible de me soutenir. Mais jugez de mon étonnement, quand, parmi ceux qui s'empressaient à me secourir, je reconnus le jeune homme que j'avais laissé à l'église. C'était à lui qu'appartenait le carrosse, sa maison n'était qu'à deux pas plus loin, et ce fut où il voulut qu'on me transportât. Je ne vous dis point avec quel air d'inquiétude il s'y prit, ni combien il parut touché de mon accident. À travers le chagrin qu'il en marqua, je démêlai pourtant que le sort ne l'avait pas tant désobligé en m'arrêtant. Prenez bien garde à mademoiselle, disait-il à ceux qui me tenaient ; portez-la doucement, ne vous pressez point ; car dans ce moment ce ne fut point à moi à qui il parla. Il me semble qu'il s'en abstenait à cause de mon état et des circonstances, et qu'il ne se permettait d'être tendre que dans ses soins. De mon côté, je parlai aux autres, et ne lui dis rien non plus ; je n'osais même le regarder, ce qui faisait que j'en mourais d'envie : aussi le regardais-je, toujours en n'osant, et je ne sais ce que mes yeux lui dirent ; mais les siens me firent une réponse si tendre qu'il fallait que les miens l'eussent méritée. Cela me fit rougir, et me remua le coeur à un point qu'à peine m'aperçus-je de ce que je devenais. Je n'ai de ma vie été si agitée. Je ne saurais vous définir ce que je sentais. C'était un mélange de trouble, de plaisir et de peur ; oui, de peur, car une fille qui en est là-dessus à son apprentissage ne sait point où tout cela la mène : ce sont des mouvements inconnus qui l'enveloppent, qui disposent d'elle, qu'elle ne possède point, qui la possèdent ; et la nouveauté de cet état l'alarme. Il est vrai qu'elle y trouve du plaisir, mais c'est un plaisir fait comme un danger, sa pudeur même en est effrayée ; il y a là quelque chose qui la menace, qui l'étourdit, et qui prend déjà sur elle. On se demanderait volontiers dans ces instants-là : que vais-je devenir ? Car, en vérité, l'amour ne nous trompe point : dès qu'il se montre, il nous dit ce qu'il est, et de quoi il sera question ; l'âme, avec lui, sent la présence d'un maître qui la flatte, mais avec une autorité déclarée qui ne la consulte pas, et qui lui laisse hardiment les soupçons de son esclavage futur. Voilà ce qui m'a semblé de l'état où j'étais, et je pense aussi que c'est l'histoire de toutes les jeunes personnes de mon âge en pareil cas.
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La Double Inconstance
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SILVIA, TRIVELIN et quelques femmes à la suite de SILVIA.
SILVIA paraît sortir comme fâchée.
TRIVELIN. - Mais, Madame, écoutez-moi.
SILVIA. - Vous m'ennuyez.
TRIVELIN. - Ne faut-il pas être raisonnable ?
SILVIA, impatiente . - Non, il ne faut pas l'être, et je ne le serai point.
TRIVELIN. - Cependant...
SILVIA, avec colère . - Cependant, je ne veux point avoir de raison : et quand vous recommenceriez cinquante fois votre cependant, je n'en veux point avoir : que ferez-vous là?
TRIVELIN. - Vous avez soupé hier si légèrement, que vous serez malade, si vous ne prenez rien ce matin.
SILVIA. - Et moi, je hais la santé, et je suis bien aise d'être malade ; ainsi, vous n'avez qu'à renvoyer tout ce qu'on m'apporte, car je ne veux aujourd'hui ni déjeuner, ni dîner, ni souper ; demain la même chose. Je ne veux qu'être fâchée, vous haïr tous tant que vous êtes, jusqu'à tant que j'aie vu Arlequin dont on m'a séparée : voilà mes petites résolutions, et si vous voulez que je devienne folle, vous n'avez qu'à me prêcher d'être plus raisonnable, cela sera bientôt fait.
TRIVELIN. - Ma foi, je ne m'y jouerai pas, je vois bien que vous me tiendriez parole ; si j'osais cependant...
SILVIA, plus en colère . - Eh! bien! Ne voilà-t-il pas encore un cependant ?
TRIVELIN. - En vérité, je vous demande pardon, celui-là m'est échappé, mais je n'en dirai plus, je me corrigerai. Je vous prierai seulement de considérer...
SILVIA. - Oh! Vous ne vous corrigez pas, voilà des considérations qui ne me conviennent point non plus.
TRIVELIN, continuant . - ... que c'est votre souverain qui vous aime.
SILVIA. - Je ne l'empêche pas, il est le maître : mais faut-il que je l'aime, moi? Non, et il ne le faut pas, parce que je ne le puis pas ; cela va tout seul, un enfant le verrait, et vous ne le voyez pas.
TRIVELIN. - Songez que c'est sur vous qu'il fait tomber le choix qu'il doit faire d'une épouse entre ses sujettes.
SILVIA. - Qui est-ce qui lui a dit de me choisir? M'a-t-il demandé mon avis ? S'il m'avait dit : Me voulez-vous, Silvia ? Je lui aurais répondu : Non, seigneur, il faut qu'une honnête femme aime son mari, et je ne pourrais pas vous aimer. Voilà la pure raison, cela ; mais point du tout, il m'aime, crac, il m’enlève, sans me demander si je le trouverai bon.
TRIVELIN. - Il ne vous enlève que pour vous donner la main.
SILVIA. - Eh ! Que veut-il que je fasse de cette main, si je n'ai pas envie d'avancer la mienne pour la prendre ? Force-t-on les gens à recevoir des présents malgré eux ?
TRIVELIN. - Voyez, depuis deux jours que vous êtes ici, comment il vous traite ; n'êtes-vous pas déjà servie comme si vous étiez sa femme ? Voyez les honneurs qu'il vous fait rendre, le nombre de femmes qui sont à votre suite, les amusements qu'on tâche de vous procurer par ses ordres. Qu'est-ce qu'Arlequin au prix d'un prince plein d'égards, qui ne veut pas même se montrer qu'on ne vous ait disposée à le voir ? D’un prince jeune, aimable et rempli d'amour, car vous le trouverez tel. Eh ! Madame, ouvrez les yeux, voyez votre fortune, et profitez de ses faveurs.
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Le Jeu de l’amour et du hasard
Scène IX – DORANTE, SILVIA
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DORANTE
Lisette, quelque éloignement que tu aies pour moi, je suis forcé de te parler, je crois que j'ai à me plaindre de toi.
SILVIA
Bourguignon, ne nous tutoyons plus, je t'en prie.
DORANTE
Comme tu voudras.
SILVIA
Tu n'en fais pourtant rien.
DORANTE
Ni toi non plus, tu me dis je t'en prie.
SILVIA
C'est que cela m'est échappé.
DORANTE
Eh bien, crois-moi, parlons comme nous pourrons, ce n'est pas la peine de nous gêner pour le peu de temps que nous avons à nous voir.
SILVIA
Est-ce que ton maître s'en va ? il n'y aurait pas grande perte.
DORANTE
Ni à moi non plus, n'est-il pas vrai ? j'achève ta pensée.
SILVIA
Je l'achèverais bien moi-même si j'en avais envie ; mais je ne songe pas à toi.
DORANTE
Et moi, je ne te perds point de vue.
SILVIA
Tiens, Bourguignon, une bonne fois pour toutes, demeure, va-t'en, reviens, tout cela doit m'être indifférent, et me l'est en effet, je ne te veux ni bien ni mal, je ne te hais, ni ne t'aime, ni ne t'aimerai à moins que l'esprit ne me tourne ; voilà mes dispositions, ma raison ne m'en permet point d'autres, et je devrais me dispenser de te le dire.
DORANTE
Mon malheur est inconcevable, tu m'ôtes peut-être tout le repos de ma vie.
SILVIA
Quelle fantaisie il s'est allé mettre dans l'esprit ! il me fait de la peine : reviens à toi ; tu me parles, je te réponds, c'est beaucoup, c'est trop même, tu peux m'en croire, et si tu étais instruit, en vérité tu serais content de moi, tu me trouverais d'une bonté sans exemple, d'une bonté que je blâmerais dans une autre ; je ne me la reproche pourtant pas, le fond de mon cœur me rassure, ce que je fais est louable, c'est par générosité que je te parle, mais il ne faut pas que cela dure, ces générosités-là ne sont bonnes qu'en passant, et je ne suis pas faite pour me rassurer toujours sur l'innocence de mes intentions ; à la fin, cela ne ressemblerait plus à rien ; ainsi finissons, Bourguignon ; finissons je t'en prie ; qu'est-ce que cela signifie ? c'est se moquer, allons, qu'il n'en soit plus parlé.
DORANTE
Ah, ma chère Lisette, que je souffre !
SILVIA
Venons à ce que tu voulais me dire, tu te plaignais de moi quand tu es entré, de quoi était-il question ?
DORANTE
De rien, d'une bagatelle, j'avais envie de te voir, et je crois que je n'ai pris qu'un prétexte.
SILVIA (à part)
Que dire à cela ? quand je m'en fâcherais, il n'en serait ni plus ni moins.
DORANTE
Ta maîtresse en partant a paru m'accuser de t'avoir parlé au désavantage de mon maître.
SILVIA
Elle se l'imagine, et si elle t'en parle encore, tu peux le nier hardiment, je me charge du reste.
DORANTE
Eh, ce n'est pas cela qui m'occupe !
SILVIA
Si tu n'as que cela à me dire, nous n'avons plus que faire ensemble.
DORANTE
Laisse-moi du moins le plaisir de te voir.
SILVIA
Le beau motif qu'il me fournit là ! J'amuserai la passion de Bourguignon ! Le souvenir de tout ceci me fera bien rire un jour.
DORANTE
Tu me railles, tu as raison, je ne sais ce que je dis, ni ce que je te demande ; adieu.
SILVIA
Adieu, tu prends le bon parti… mais, à propos de tes adieux, il me reste encore une chose à savoir, vous partez, m'as-tu dit, cela est-il sérieux ?
DORANTE
Pour moi, il faut que je parte, ou que la tête me tourne.
SILVIA
Je ne t'arrêtais pas pour cette réponse-là, par exemple.
DORANTE
Et je n'ai fait qu'une faute, c'est de n'être pas parti dès que je t'ai vue.
SILVIA (à part)
J'ai besoin à tout moment d'oublier que je l'écoute.
DORANTE
Si tu savais, Lisette, l'état où je me trouve…
SILVIA
Oh, il n'est pas si curieux à savoir que le mien, je t'en assure.
DORANTE
Que peux-tu me reprocher ? je ne me propose pas de te rendre sensible.
SILVIA (à part)
Il ne faudrait pas s'y fier.
DORANTE
Et que pourrais-je espérer en tâchant de me faire aimer ? hélas ! quand même j'aurais ton cœur
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