LE GOFF, Jacques
Mon Moyen Age
Entretien accordé à L’Histoire n° 236, octobre 1999
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Pour moi, le Moyen Age,
c’est d’abord une période à laquelle son nom a été donné par les humanistes, à partir du XIV siècle – Pétrarque est probablement le premier à avoir employé l’expression, qui a survécu jusqu’à nos jours, “medium tempus” ou “mediu tempora”. Il s’agissait de définir quelque chose qui avait pris fin. Les hommes de ce qu’on appelle la Renaissance avaient le sentiment que
le Moyen Age
était une obscure période intermédiaire entre l’Antiquité et leur présent, où le culte des lettres, de l’art, réapparaissait. Moyen Age : c’était, dans leur esprit, une expression péjorative.
Il faudra attendre le romantisme pour que le Moyen Age soit réhabilité . Avec excès d’ailleurs. Ajoutons – pour continuer sur le XIXe siècle – que ce que nous avons hérité de lui, pour ce qui concerne l’enseignement et la recherche, c’est la délimitation du Moyen Age , allant de la dé composition de l’Empire romain e et du monde antique, au Ve siècle, jusqu ’ au triomphe de l ’ humanisme, à la fin du XVe, un monstre chronologique ! C’est trop étendu ou pas assez. La Renaissance n ’ est pas la rupture absolue, décisive, qu ’ elle a voulu être : il y a un long Moyen Age qui a duré jusqu ’à la fin du XVIIIe siècle. On peut dire que le Moyen Age n ’ a pris fin qu ’ avec la Révolution française et la révolution industrielle !
Mon Moyen Age , c’est, dans la longue durée de l’histoire , une période d’élaboration, de construction du monde moderne. Le Moyen Age, c’est notre jeunesse ; c’est peut-être notre enfance.
Mais il n’y a aucune nostalgie de ma part. L’histoire évolue, suit son cours – pas forcément en s ’ améliorant : je n ’ ai pas la religion nai ̈ ve d ’ un progrès linéaire, mais je crois que nous devons vivre avec ce mouvement de l’histoire et que nous devons essayer, à notre place, et avec nos moyens très limités, de marquer cette évolution de notre empreinte positive. Alors, je le répète, je n ’ ai aucune tentation de revenir en arrière. Et je ne me dissimule pas tout ce qu’il y avait de pénible à vivre au Moyen Age.
Au Moyen Age , ce qui est déterminant, c’est l’emprise d’une pensée religieuse. La Bible reste le texte de référence expliquant l’univers et la société et réglant les comportements culturels, politiques et sociaux. La monarchie chrétienne est une institution sacrée et le roi est d ’ abord le défenseur de la foi. La grande différence, je crois, entre mentalités médiévales et mentalités modernes, est dans l’absence, au Moyen Age, d’un sentiment (et de pratiques) de lai ̈ cité – bien que la distinction entre clercs et lai ̈ cs soit essentielle, mais elle est religieuse aussi.
Ce qu’il s’agit d’étudier, c ’ est comment prennent forme, dans l ’ esprit et les comportements de l ’ homme commun, les idées, les concepts, que seuls les intellectuels ou les catégories sociales les plus élevées peuvent manier. Il faut essayer d’appréhender les structures et les contenus de pensée des hommes et des femmes du passé. Je pense qu ’ on peut y parvenir en faisant une histoire des valeurs, qui sont notamment, au Moyen Age, la fidélité, la hiérarchie, l’honneur.
La fidélité se développe dans le cadre féodal des rapports seigneur-vassal. la hiérarchie, quant à elle, superpose, en dehors de la hiérarchie ecclésiastique très stricte (prêtres, chanoines, évêques, archevêques, cardinaux, pape), le suzerain (seigneur du seigneur) au simple seigneur. l ’ honneur enfin inspire par exemple un Jean II le Bon, prisonnier sur parole des Anglais à Londres, libéré contre des otages et qui regagne volontairement sa prison quand le duc d’Anjou, un de ces otages, s’échappe.
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