BREL, Jacques
Le plat pays
Avec la mer du Nord
Pour dernier terrain vague
Et des vagues de dunes
Pour arrêter les vagues
Et de vagues rochers
Que les marées dépassent
Et qui ont à jamais le cœur
À marée basse
Avec infiniment de brumes à venir
Avec le vent de l'est
Écoutez-le tenir
Le plat pays
Qui est le mien
Avec des cathédrales
Pour uniques montagnes
Et de noirs clochers
Comme mâts de cocagne
Où des diables en pierre
Décrochent les nuages
Avec le fil des jours
Pour unique voyage
Et des chemins de pluie
Pour unique bonsoir
Avec le vent d'ouest
Écoutez-le vouloir
Le plat pays
Qui est le mien
Avec un ciel si bas
Qu'un canal s'est perdu
Avec un ciel si bas
Qu'il fait l'humilité
Avec un ciel si gris
Qu'un canal s'est pendu
Avec un ciel si gris
Qu'il faut lui pardonner
Avec le vent du nord
Qui vient s'écarteler
Avec le vent du nord
Écoutez-le craquer
Le plat pays
Qui est le mien
Avec de l'Italie
Qui descendrait l'Escaut
Avec Frida la Blonde
Quand elle devient Margot
Quand les fils de novembre
Nous reviennent en mai
Quand la plaine est fumante
Et tremble sous juillet
Quand le vent est au rire
Quand le vent est au blé
Quand le vent est au sud
Écoutez-le chanter
Le plat pays
Qui est le mien
La chanson des vieux amants
Bien sûr, nous eûmes des orages
Vingt ans d'amour, c'est l'amour fol
Mille fois tu pris ton bagage
Mille fois je pris mon envol
Et chaque meuble se souvient
Dans cette chambre sans berceau
Des éclats des vieilles tempêtes
Plus rien ne ressemblait à rien
Tu avais perdu le goût de l'eau
Et moi celui de la conquête
Mais mon amour
Mon doux, mon tendre, mon merveilleux amour
De l'aube claire jusqu'à la fin du jour
Je t'aime encore tu sais
Je t'aime
Moi, je sais tous tes sortilèges
Tu sais tous mes envoûtements
Tu m'as gardé de pièges en pièges
Je t'ai perdue de temps en temps
Bien sûr tu pris quelques amants
Il fallait bien passer le temps
Il faut bien que le corps exulte
Finalement, finalement
Il nous fallut bien du talent
Pour être vieux sans être adultes
Oh, mon amour
Mon doux, mon tendre, mon merveilleux amour
De l'aube claire jusqu'à la fin du jour
Je t'aime encore, tu sais
Je t'aime
Et plus le temps nous fait cortège
Et plus le temps nous fait tourment
Mais n'est-ce pas le pire piège
Que vivre en paix pour des amants
Bien sûr tu pleures un peu moins tôt
Je me déchire un peu plus tard
Nous protégeons moins nos mystères
On laisse moins faire le hasard
On se méfie du fil de l'eau
Mais c'est toujours la tendre guerre
Oh, mon amour
Mon doux, mon tendre, mon merveilleux amour
De l'aube claire jusqu'à la fin du jour
Je t'aime encore tu sais
Je t'aime
Voir un ami pleurer
Bien sûr, il y a les guerres d'Irlande
Et les peuplades sans musique
Bien sûr, tout ce manque de tendre
Et il n'y a plus d'Amérique
Bien sûr, l'argent n'a pas d'odeur
Mais pas d'odeur vous monte au nez
Bien sûr, on marche sur les fleurs
Mais, mais voir un ami pleurer
Bien sûr, il y a nos défaites
Et puis la mort qui est tout au bout
Le corps incline déjà la tête
Étonné d'être encore debout
Bien sûr, les femmes infidèles
Et les oiseaux assassinés
Bien sûr, nos cœurs perdent leurs ailes
Mais, mais voir un ami pleurer
Bien sûr, ces villes épuisées
Par ces enfants de cinquante ans
Notre impuissance à les aider
Et nos amours qui ont mal aux dents
Bien sûr, le temps qui va trop vite
Ces métro remplis de noyés
La vérité qui nous évite
Mais, mais voir un ami pleurer
Bien sûr, nos miroirs sont intègres
Ni le courage d'être juif
Ni l'élégance d'être nègre
On se croit mèche, on n'est que suif
Et tous ces hommes qui sont nos frères
Tellement qu'on n'est plus étonné
Que par amour, ils nous lacèrent
Mais, mais voir un ami pleurer
Le Moribond
Adieu l'Émile, je t'aimais bien
Adieu l'Émile, je t'aimais bien, tu sais
On a chanté les mêmes vins
On a chanté les mêmes filles
On a chanté les mêmes chagrins
Adieu l'Émile, je vais mourir
C'est dur de mourir au printemps, tu sais
Mais je pars aux fleurs la paix dans l'âme
Car vu que t'es bon comme du pain blanc
Je sais que tu prendras soin de ma femme
Je veux qu'on rie
Je veux qu'on danse
Je veux qu'on s'amuse comme des fous
Je veux qu'on rie
Je veux qu'on danse
Quand c'est qu'on me mettra dans le trou
Adieu Curé, je t'aimais bien
Adieu Curé, je t'aimais bien, tu sais
On n'était pas du même bord
On n'était pas du même chemin
Mais on cherchait le même port
Adieu Curé, je vais mourir
C'est dur de mourir au printemps, tu sais
Mais je pars aux fleurs la paix dans l'âme
Car vu que t'étais son confident
Je sais que tu prendras soin de ma femme
Je veux qu'on rie
…..
Adieu l'Antoine, je t'aimais pas bien
Adieu l'Antoine, je t'aimais pas bien, tu sais
J'en crève de crever aujourd'hui
Alors que toi t'es bien vivant
Et même plus solide que l'ennui
Adieu l'Antoine, je vais mourir
C'est dur de mourir au printemps, tu sais
Mais je pars aux fleurs la paix dans l'âme
Car vu que t'étais son amant
Je sais que tu prendras soin de ma femme
Je veux qu'on rie
…..
Adieu ma femme, je t'aimais bien
Adieu ma femme, je t'aimais bien, tu sais
Mais je prends le train pour le Bon Dieu
Je prends le train qui est avant le tien
Mais on prend tous le train qu'on peut
Adieu ma femme, je vais mourir
C'est dur de mourir au printemps, tu sais
Mais je pars aux fleurs les yeux fermés, ma femme
Car vu que je les ai fermés souvent
Je sais que tu prendras soin de mon âme
Je veux qu'on rie
…..
Ne me quitte pas
Ne me quitte pas
Il faut oublier
Tout peut s'oublier
Qui s'enfuit déjà
Oublier le temps
Des malentendus
Et le temps perdu
À savoir comment
Oublier ces heures
Qui tuaient parfois
À coups de pourquoi
Le cœur du bonheur
Ne me quitte pas
Moi, je t'offrirai
Des perles de pluie
Venues de pays
Où il ne pleut pas
Je creuserai la terre
Jusqu'après ma mort
Pour couvrir ton corps
D'or et de lumière
Je ferai un domaine
Où l'amour sera roi
Où l'amour sera loi
Où tu seras reine
Ne me quitte pas
Je t'inventerai
Des mots insensés
Que tu comprendras
Je te parlerai
De ces amants-là
Qui ont vu deux fois
Leurs cœurs s'embraser
Je te raconterai
L'histoire de ce roi
Mort de n'avoir pas
Pu te rencontrer
Ne me quitte pas
On a vu souvent
Rejaillir le feu
De l'ancien volcan
Qu'on croyait trop vieux
Il est, paraît-il
Des terres brûlées
Donnant plus de blé
Qu'un meilleur avril
Et quand vient le soir
Pour qu'un ciel flamboie
Le rouge et le noir
Ne s'épousent-ils pas?
Ne me quitte pas
Je ne vais plus pleurer
Je ne vais plus parler
Je me cacherai là
À te regarder
Danser et sourire
Et à t'écouter
Chanter et puis rire
Laisse-moi devenir
L'ombre de ton ombre
L'ombre de ta main
L'ombre de ton chien
Mais
Ne me quitte pas