MALLARMÉ, Stéphane


Renouveau


Le printemps maladif a chassé tristement

L’hiver, saison de l’art serein, l’hiver lucide,

Et, dans mon être à qui le sang morne préside

L’impuissance s’étire en un long bâillement.


Des crépuscules blancs tiédissent sous mon crâne

Qu’un cercle de fer serre ainsi qu’un vieux tombeau

Et triste, j’erre après un rêve vague et beau,

Par les champs où la sève immense se pavane


Puis je tombe énervé de parfums d’arbres, las,

Et creusant de ma face une fosse à mon rêve,

Mordant la terre chaude où poussent les lilas,


J’attends, en m’abîmant que mon ennui s’élève…

– Cependant l’Azur rit sur la haie et l’éveil

De tant d’oiseaux en fleur gazouillant au soleil.



Sainte

A la fenêtre recélant

Le santal vieux qui se dédore

De sa viole étincelant

Jadis avec flûte ou mandore,


Est la Sainte pâle, étalant

Le livre vieux qui se déplie

Du Magnificat ruisselant

Jadis selon vêpre et complie :


A ce vitrage d’ostensoir

Que frôle une harpe par l’Ange

Formée avec son vol du soir

Pour la délicate phalange


Du doigt, que, sans le vieux santal

Ni le vieux livre, elle balance

Sur le plumage instrumental,

Musicienne du silence.


Angoisse


Je ne viens pas ce soir vaincre ton corps, ô bête

En qui vont les péchés d’un peuple, ni creuser

Dans tes cheveux impurs une triste tempête

Sous l’incurable ennui que verse mon baiser:


Je demande à ton lit le lourd sommeil sans songes

Planant sous les rideaux inconnus du remords,

Et que tu peux goûter après tes noirs mensonges,

Toi qui sur le néant en sais plus que les morts:


Car le Vice, rongeant ma native noblesse,

M’a comme toi marqué de sa stérilité,

Mais tandis que ton sein de pierre est habité


Par un coeur que la dent d’aucun crime ne blesse,

Je fuis, pâle, défait, hanté par mon linceul,

Ayant peur de mourir lorsque je couche seul.


Les lèvres roses


Une négresse, par le démon secouée,

Veut goûter une triste enfant aux fruits nouveaux,

Criminelle innocente en sa robe trouée,

Et la goinfre s’apprête à de rusés travaux.


Sur son ventre elle allonge en bête ses tétines,

Heureuse d’être nue, et s’acharne à saisir

Ses deux pieds écartés en l’air dans ses bottines,

Dont l’indécente vue augmente son plaisir ;


Puis, près de la chair blanche aux maigreurs de gazelle,

Qui tremble, sur le dos, comme un fol éléphant,

Renversée, elle attend et s’admire avec zèle,

En riant de ses dents naïves à l’enfant ;


Et, dans ses jambes quand la victime se couche,

Levant une peau noire ouverte sous le crin,

Avance le palais de cette infâme bouche

Pâle et rose comme un coquillage marin.


Quand l’Ombre menaça

Quand l’Ombre menaça de la fatale loi,

Tel vieux Rêve, désir et mal de mes vertèbres,

Affligé de périr sous les plafonds funèbres

Il a ployé son aile indubitable en moi.

Luxe, ô salle d’ébène où, pour séduire un roi

Se tordent dans leur mort des guirlandes célèbres,

Vous n’êtes qu’un orgueil menti par les ténèbres

Aux yeux du solitaire ébloui de sa foi

Oui, je sais qu’au lointain de cette nuit, la Terre

Jette d’un grand éclat l’insolite mystère

Sous les siècles hideux qui l’obscurcissent moins.

L’espace à soi pareil qu’il s’accroisse ou se nie

Roule dans cet ennui des feux vils pour témoins

Que s’est d’un astre en fête allumé le génie.


Hérodiade
…..
Reculez.

Le blond torrent de mes cheveux immaculés

Quand il baigne mon corps solitaire le glace

D'horreur, et mes cheveux que la lumière enlace

Sont immortels. O femme, un baiser me tûrait

Si la beauté n'était la mort...

Par quel attrait

Menée et quel matin oublié des prophètes

Verse, sur les lointains mourants, ses tristes fêtes,

Le sais-je ? tu m'as vue, ô nourrice d'hiver,

Sous la lourde prison de pierres et de fer

Où de mes vieux lions traînent les siècles fauves

Entrer, et je marchais, fatale, les mains sauves,

dans le parfum désert de ses anciens rois :

Mais encore as-tu-vu quels furent mes effrois ?

Je m'arrête rêvant aux exils, et j'effeuille,

Comme près d'un bassin dont le jet d'eau m'accueille

Les pâles lys qui sont en moi, tandis qu'épris

De suivre du regard les languides débris

Descendre, à travers ma rêverie, en silence,

Les lions, de ma robe écartent l'indolence

Et regardent mes pieds qui calmeraient la mer.

Calme, toi, les frissons de ta sénile chair,

Viens et ma chevelure imitant les manières

Trop farouches qui font votre peur des crinières,

Aide-moi, puisqu'ainsi tu n'oses plus me voir,

A me peigner nonchalamment dans un miroir.
…..



Brise marine


La chair est triste, hélas ! et j’ai lu tous les livres.

Fuir ! là-bas fuir! Je sens que des oiseaux sont ivres

D’être parmi l’écume inconnue et les cieux !

Rien, ni les vieux jardins reflétés par les yeux

Ne retiendra ce coeur qui dans la mer se trempe

Ô nuits ! ni la clarté déserte de ma lampe

Sur le vide papier que la blancheur défend

Et ni la jeune femme allaitant son enfant.

Je partirai ! Steamer balançant ta mâture,

Lève l’ancre pour une exotique nature !


Un Ennui, désolé par les cruels espoirs,

Croit encore à l’adieu suprême des mouchoirs !

Et, peut-être, les mâts, invitant les orages,

Sont-ils de ceux qu’un vent penche sur les naufrages

Perdus, sans mâts, sans mâts, ni fertiles îlots …

Mais, ô mon coeur, entends le chant des matelots !


Zeebries

Het vlees is triest, eilaas! en 'k heb àlles gelezen.

Vluchten! ver weg! Ik weet zeevogels dronken zweven

tussen ongrijpbaar schuim en ruimten hemelhoog!

Niets, de oude tuinen niet, weerkaatst in 't dromend oog,
weerhoudt dit hart, dat met de golven mee wil deinen;

en, nacht, ook niet mijn lamp, die eenzaam licht laat schijnen
op't onbeschreven blad, door maagdelijkheid behoed;
zelfs niet de jonge vrouw, die 't zuigend kindje voedt.
Ik ga! Stomer, genoeg gedobberd in de rede,
de trossen los! Weg, naar uitheemse heerlijkheden!

Een doffe weemoed, al zo vaak teleurgesteld,
hoopt op het wuiven nog bij 't opperste vaarwel!
Maar wàt, als masten prooi van storm en bliksem worden
en krakend over wrak en schipbreuk nederstorten?

Geen masten meer, geen schip, geen blauw-lokkend verschiet
Maar de matrozen, hoor, mijn hart, o hoor hun lied!


Vertaling Joris DIELS




L’Azur

De l'éternel Azur la sereine ironie

Accable, belle indolemment comme les fleurs,

Le poète impuissant qui maudit son génie

À travers un désert stérile de Douleurs.

Fuyant, les yeux fermés, je le sens qui regarde

Avec l'intensité d'un remords atterrant,

Mon âme vide. Où fuir ? Et quelle nuit hagarde

Jeter, lambeaux, jeter sur ce mépris navrant ?

Brouillards, montez ! versez vos cendres monotones

Avec de longs haillons de brume dans les cieux

Que noiera le marais livide des automnes,

Et bâtissez un grand plafond silencieux !

Et toi, sors des étangs léthéens et ramasse

En t'en venant la vase et les pâles roseaux,

Cher Ennui, pour boucher d'une main jamais lasse

Les grands trous bleus que font méchamment les oiseaux.

Encor ! que sans répit les tristes cheminées

Fument, et que de suie une errante prison

Éteigne dans l'horreur de ses noires traînées

Le soleil se mourant jaunâtre à l'horizon !

— Le Ciel est mort. — Vers toi, j'accours ! donne, ô matière,

L'oubli de l'Idéal cruel et du Péché

À ce martyr qui vient partager la litière

Où le bétail heureux des hommes est couché,

Car j'y veux, puisque enfin ma cervelle, vidée

Comme le pot de fard gisant au pied d'un mur,

N'a plus l'art d'attifer la sanglotante idée,

Lugubrement bâiller vers un trépas obscur...

En vain ! l'Azur triomphe, et je l'entends qui chante

Dans les cloches. Mon âme, il se fait voix pour plus

Nous faire peur avec sa victoire méchante,

Et du métal vivant sort en bleus angelus !

Il roule par la brume, ancien et traverse

Ta native agonie ainsi qu'un glaive sûr ;

Où fuir dans la révolte inutile et perverse ?

Je suis hanté. L'Azur ! l'Azur ! l'Azur ! l'Azur !


L'après-midi d'un faune

Ces nymphes, je les veux perpétuer.

Si clair,

Leur incarnat léger, qu’il voltige dans l’air

Assoupi de sommeils touffus.
Assoupi de sommeils touffus.

Aimai-je un rêve ?

Mon doute, amas de nuit ancienne, s’achève

En maint rameau subtil, qui, demeuré les vrais

Bois mêmes, prouve, hélas ! que bien seul je m’offrais

Pour triomphe la faute idéale de roses —

Réfléchissons… ou si les femmes dont tu gloses

Figurent un souhait de tes sens fabuleux !

Faune, l’illusion s’échappe des yeux bleus

Et froids, comme une source en pleurs, de la plus chaste :

Mais l’autre, tout soupirs, dis-tu qu’elle contraste

Comme brise du jour chaude dans ta toison ?

Que non ! par l’immobile et lasse pâmoison

Suffoquant de chaleurs le matin frais s’il lutte,

Ne murmure point d’eau que ne verse ma flûte

Au bosquet arrosé d’accords ; et le seul vent

Hors des deux tuyaux prompt à s’exhaler avant

Qu’il disperse le son dans une pluie aride,

C’est, à l’horizon pas remué d’une ride,

Le visible et serein souffle artificiel

De l’inspiration, qui regagne le ciel.

Ô bords siciliens d’un calme marécage

Qu’à l’envi de soleils ma vanité saccage,

Tacites sous les fleurs d’étincelles, Contez

« Que je coupais ici les creux roseaux domptés

Par le talent ; quand, sur l’or glauque de lointaines

Verdures dédiant leur vigne à des fontaines,

Ondoie une blancheur animale au repos :

Et qu’au prélude lent où naissent les pipeaux,

Ce vol de cygnes, non ! de naïades se sauve

Ou plonge… »

Inerte, tout brûle dans l’heure fauve

Sans marquer par quel art ensemble détala
Trop d’hymen souhaité de qui cherche le la :

Alors m’éveillerai-je à la ferveur première,

Droit et seul, sous un flot antique de lumière,

Lys ! et l’un de vous tous pour l’ingénuité.

Autre que ce doux rien par leur lèvre ébruité,

Le baiser, qui tout bas des perfides assure,

Mon sein, vierge de preuve, atteste une morsure

Mystérieuse, due à quelque auguste dent ;

Mais, bast ! arcane tel élut pour confident

Le jonc vaste et jumeau dont sous l’azur on joue :

Qui, détournant à soi le trouble de la joue,

Rêve, dans un solo long, que nous amusions

La beauté d’alentour par des confusions

Fausses entre elle-même et notre chant crédule ;

Et de faire aussi haut que l’amour se module

Évanouir du songe ordinaire de dos

Ou de flanc pur suivis avec mes regards clos,

Une sonore, vaine et monotone ligne.

Tâche donc, instrument des fuites, ô maligne

Syrinx, de refleurir aux lacs où tu m’attends !

Moi, de ma rumeur fier, je vais parler longtemps
Des déesses ; et par d’idolâtres peintures,

À leur ombre enlever encore des ceintures :

Ainsi, quand des raisins j’ai sucé la clarté,

Pour bannir un regret par ma feinte écarté,

Rieur, j’élève au ciel d’été la grappe vide

Et, soufflant dans ses peaux lumineuses, avide

D’ivresse, jusqu’au soir je regarde au travers.

Ô nymphes, regonflons des souvenirs divers.

« Mon œil, trouant les joncs, dardait chaque encolure

Immortelle, qui noie en l’onde sa brûlure

Avec un cri de rage au ciel de la forêt ;

Et le splendide bain de cheveux disparaît

Dans les clartés et les frissons, ô pierreries !

J’accours ; quand, à mes pieds, s’entrejoignent (meurtries

De la langueur goûtée à ce mal d’être deux)

Des dormeuses parmi leurs seuls bras hasardeux ;

Je les ravis, sans les désenlacer, et vole

À ce massif, haï par l’ombrage frivole,

De roses tarissant tout parfum au soleil,

Où notre ébat au jour consumé soit pareil. »

Je t’adore, courroux des vierges, ô délice

Farouche du sacré fardeau nu qui se glisse

Pour fuir ma lèvre en feu buvant, comme un éclair

Tressaille ! la frayeur secrète de la chair :

Des pieds de l’inhumaine au cœur de la timide

Qui délaisse à la fois une innocence, humide

De larmes folles ou de moins tristes vapeurs.

« Mon crime, c’est d’avoir, gai de vaincre ces peurs

Traîtresses, divisé la touffe échevelée

De baisers que les dieux gardaient si bien mêlée ;

Car, à peine j’allais cacher un rire ardent

Sous les replis heureux d’une seule (gardant

Par un doigt simple, afin que sa candeur de plume

Se teignît à l’émoi de sa soeur qui s’allume,

La petite naïve et ne rougissant pas :)

Que de mes bras, défaits par de vagues trépas,

Cette proie, à jamais ingrate se délivre

Sans pitié du sanglot dont j’étais encore ivre. »

Tant pis ! vers le bonheur d’autres m’entraîneront

Par leur tresse nouée aux cornes de mon front :

Tu sais, ma passion, que, pourpre et déjà mûre,

Chaque grenade éclate et d’abeilles murmure ;

Et notre sang, épris de qui le va saisir,

Coule pour tout l’essaim éternel du désir.

À l’heure où ce bois d’or et de cendres se teinte

Une fête s’exalte en la feuillée éteinte :

Etna ! c’est parmi toi visité de Vénus

Sur ta lave posant tes talons ingénus,

Quand tonne un somme triste ou s’épuise la flamme.

Je tiens la reine !

Ô sur châtiment…

Non, mais l’âme

De paroles vacante et ce corps alourdi

Tard succombent au fier silence de midi :

Sans plus il faut dormir en l’oubli du blasphème,

Sur le sable altéré gisant et comme j’aime

Ouvrir ma bouche à l’astre efficace des vins !
Couple, adieu ; je vais voir l’ombre que tu devins.



Apparition

La lune s’attristait. Des séraphins en pleurs
Rêvant, l’archet aux doigts, dans le calme des fleurs
Vaporeuses, tiraient de mourantes violes
De blancs sanglots glissant sur l’azur des corolles.

C’était le jour béni de ton premier baiser.
Ma songerie aimant à me martyriser
S’enivrait savamment du parfum de tristesse
Que même sans regret et sans déboire laisse

La cueillaison d’un rêve au coeur qui l’a cueilli.
J’errais donc, l’oeil rivé sur le pavé vieilli
Quand avec du soleil aux cheveux, dans la rue
Et dans le soir, tu m’es en riant apparue

Et j’ai cru voir la fée au chapeau de clarté
Qui jadis sur mes beaux sommeils d’enfant gâté
Passait, laissant toujours de ses mains mal fermées
Neiger de blancs bouquets d’étoiles parfumées .


Soupir

Mon âme vers ton front où rêve, ô calme soeur,
Un automne jonché de taches de rousseur,
Et vers le ciel errant de ton oeil angélique,
Monte, comme dans un jardin mélancolique,
Fidèle, un blanc jet d'eau soupire vers l'Azur!
- Vers l'Azur attendri d'octobre pâle et pur
Qui mire aux grands bassins sa langueur infinie,
Et laisse sur l'eau morte où la fauve agonie
Des feuilles erre au vent et creuse un froid sillon,
Se traîner le soleil jaune d'un long rayon.



Eventail de Mademoiselle Mallarmé


Ô rêveuse, pour que je plonge

Au pur délice sans chemin,

Sache, par un subtil mensonge,

Garder mon aile dans ta main.


Une fraîcheur de crépuscule

Te vient à chaque battement

Dont le coup prisonnier recule

L'horizon délicatement.


Vertige ! voici que frissonne

L'espace comme un grand baiser

Qui, fou de naître pour personne,

Ne peut jaillir ni s'apaiser.


Sens-tu le paradis farouche

Ainsi qu'un rire enseveli

Se couler du coin de ta bouche

Au fond de l'unanime pli !


Le sceptre des rivages roses

Stagnants sur les soirs d'or, ce l'est,

Ce blanc vol fermé que tu poses

Contre le feu d'un bracelet