CHÉNIER, André


L’Amérique


…..

Salut, ô belle nuit, étincelante et sombre,

Consacrée au repos. Ô silence de l’ombre,

Qui n’entends que la voix de mes vers, et les cris

De la rive aréneuse où se brise Téthys.

Muse, muse nocturne, apporte-moi ma lyre.

Comme un fier météore, en ton brûlant délire,

Lance-toi dans l’espace ; et, pour franchir les airs,

Prends les ailes des vents, les ailes des éclairs,

Les bonds de la comète aux longs cheveux de flamme.

Mes vers impatients, élancés de mon âme,

Veulent parler aux dieux, et volent où reluit

L’enthousiasme errant, fils de la belle nuit.

Accours, grande nature, ô mère du génie ;

Accours, reine du monde, éternelle Uranie.

Soit que tes pas divins sur l’astre du Lion

Ou sur les triples feux du superbe Orion

Marchent, ou soit qu’au loin, fugitive, emportée,

Tu suives les détours de la voie argentée,

Soleils amoncelés dans le céleste azur.

Où le peuple a cru voir les traces d’un lait pur,

Descends ; non, porte-moi sur ta route brûlante,

Que je m’élève au ciel comme une flamme ardente.

Déjà ce corps pesant se détache de moi.

Adieu, tombeau de chair, je ne suis plus à toi.

Terre, fuis sous mes pas. L’éther où le ciel nage

M’aspire. Je parcours l’océan sans rivage.

Plus de nuit. Je n’ai plus d’un globe opaque et dur

Entre le jour et moi l’impénétrable mur.

Plus de nuit, et mon œil et se perd et se mêle

Dans les torrents profonds de lumière éternelle.

Me voici sur les feux que le langage humain

Nomme Cassiopée et l’Ourse et le Dauphin.

Maintenant la Couronne autour de moi s’embrase.

Ici l’Aigle et le Cygne et la Lyre et Pégase.

Et voici que plus loin le Serpent tortueux

Noue autour de mes pas ses anneaux lumineux.

Féconde immensité, les esprits magnanimes

Aiment à se plonger dans tes vivants abîmes,

Abîmes de clartés, où, libre de ses fers.

L’homme siège au conseil qui créa l’univers ;

Où l’âme, remontant à sa grande origine,

Sent qu’elle est une part de l’essence divine

…..


L’enlèvement d’Europe


Étranger, ce taureau, qu’au sein des mers profondes

D’un pied léger et sûr tu vois fendre les ondes,

Est le seul que jamais Amphitrite ait porté.

Il nage aux bords crétois. Une jeune beauté

Dont le vent fait voler l’écharpe obéissante

Sur ses flancs est assise, et d’une main tremblante

Tient sa corne d’ivoire, et, les pleurs dans les yeux,

Appelle ses parents, ses compagnes, ses jeux ;

Et, redoutant la vague et ses assauts humides,

Retire et veut sous soi cacher ses pieds timides.

L’art a rendu l’airain fluide et frémissant,

On croit le voir flotter. Ce nageur mugissant,

Ce taureau, c’est un dieu ; c’est Jupiter lui-même.

Dans ses traits déguisés, du monarque suprême

Tu reconnais encore et la foudre et les traits.

Sidon l’a vu descendre au bord de ses guérets,

Sous ce front emprunté couvrant ses artifices,

Brillant objet des vœux de toutes les génisses.

La vierge tyrienne, Europe, son amour,

Imprudente, le flatte ; il la flatte à son tour ;

Et, se fiant à lui, la belle désirée

Ose asseoir sur son flanc cette charge adorée.

Il s’est lancé dans l’onde ; et le divin nageur,

Le taureau, roi des dieux, l’humide ravisseur,

A déjà passé Chypre et ses rives fertiles ;

Il s’approche de Crète, et va voir les cent villes.



Néère


Mais telle qu’à sa mort pour la dernière fois,

Un beau cygne soupire, et de sa douce voix,

De sa voix qui bientôt lui doit être ravie,

Chante, avant de partir, ses adieux à la vie,

Ainsi, les yeux remplis de langueur et de mort,

Pâle, elle ouvrit sa bouche en un dernier effort :


» Ô vous, du Sébéthus Naïades vagabondes,

Coupez sur mon tombeau vos chevelures blondes.

Adieu, mon Clinias ! moi, celle qui te plus,

Moi, celle qui t’aimai, que tu ne verras plus.

Ô cieux, ô terre, ô mer, prés, montagnes, rivages,

Fleurs, bois mélodieux, vallons, grottes sauvages,

Rappelez-lui souvent, rappelez-lui toujours

Néère tout son bien, Néère ses amours ;

Cette Néère, hélas ! qu’il nommait sa Néère,

Qui pour lui criminelle abandonna sa mère ;

Qui pour lui fugitive, errant de lieux en lieux,

Aux regards des humains n’osa lever les yeux.

Oh ! soit que l’astre pur des deux frères d’Hélène

Calme sous ton vaisseau la vague ionienne ;

Soit qu’aux bords de Paestum, sous ta soigneuse main,

Les roses deux fois l’an couronnent ton jardin ;

Au coucher du soleil, si ton âme attendrie

Tombe en une muette et molle rêverie,

Alors, mon Clinias, appelle, appelle-moi.

Je viendrai, Clinias ; je volerai vers toi.

Mon âme vagabonde à travers le feuillage

Frémira ; sur les vents ou sur quelque nuage

Tu la verras descendre, ou du sein de la mer,

S’élevant comme un songe, étinceler dans l’air ;

Et ma voix, toujours tendre et doucement plaintive,

Caresser en fuyant ton oreille attentive. «


Ô muses, accourez


…..

Oh ! oui, je veux un jour en des bords retirés,

Sur un riche coteau ceint de bois et de prés,

Avoir un humble toit, une source d’eau vive

Qui parle, et dans sa fuite et féconde et plaintive

Nourrisse mon verger, abreuve mes troupeaux.

Là, je veux, ignorant le monde et ses travaux,

Loin du superbe ennui que l’éclat environne,

Vivre comme jadis, aux champs de Babylone,

Ont vécu, nous dit-on, ces pères des humains

Dont le nom aux autels remplit nos fastes saints ;

Avoir amis, enfants, épouse belle et sage ;

Errer, un livre en main, de bocage en bocage ;

Savourer sans remords, sans crainte, sans désirs.

Une paix dont nul bien n’égale les plaisirs.

Douce mélancolie ! aimable mensongère,

Des antres, des forêts déesse tutélaire,

Qui vient d’une insensible et charmante langueur

Saisir l’ami des champs et pénétrer son cœur.

Quand, sorti vers le soir des grottes reculées.

Il s’égare à pas lents au penchant des vallées.

Et voit des derniers feux le ciel se colorer,

Et sur les monts lointains un beau jour expirer.

Dans sa volupté sage, et pensive et muette,

Il s’assied, sur son sein laisse tomber sa tête.

Il regarde à ses pieds, dans le liquide azur

Du fleuve, qui s’étend comme lui calme et pur,

Se peindre les coteaux, les toits et les feuillages.

Et la pourpre en festons couronnant les nuages.

Il revoit près de lui, tout à coup animés.

Ces fantômes si beaux à nos pleurs tant aimés,

Dont la troupe immortelle habite sa mémoire :

Julie, amante faible et tombée avec gloire ;

Clarisse, beauté sainte où respire le ciel.

Dont la douleur ignore et la haine et le fiel.

Qui souffre sans gémir, qui périt sans murmure ;

Clémentine adorée, âme céleste et pure,

Qui, parmi les rigueurs d’une injuste maison,

Ne perd point l’innocence en perdant la raison ;


Mânes aux yeux charmants, vos images chéries

Accourent occuper ses belles rêveries ;

Ses yeux laissent tomber une larme. Avec vous

Il est dans vos foyers, il voit vos traits si doux.

À vos persécuteurs il reproche leur crime.

Il aime qui vous aime, il hait qui vous opprime.

Mais tout à coup il pense, ô mortels déplaisirs !

Que ces touchants objets de pleurs et de soupirs

Ne sont peut-être, hélas ! que d’aimables chimères,

De l’âme et du génie enfants imaginaires.

Il se lève, il s’agite à pas tumultueux ;

En projets enchanteurs il égare ses vœux.

Il ira, le cœur plein d’une image divine,

Chercher si quelques lieux ont une Clémentine,

Et dans quelque désert, loin des regards jaloux,

La servir, l’adorer et vivre à ses genoux.


A Charlotte Corday


Quoi ! tandis que partout, ou sincères ou feintes,

Des lâches, des pervers, les larmes et les plaintes

Consacrent leur Marat parmi les immortels,

Et que, prêtre orgueilleux de cette idole vile,

Des fanges du Parnasse un impudent reptile

Vomit un hymne infâme au pied de ses autels ;


La vérité se tait ! Dans sa bouche glacée,

Des liens de la peur sa langue embarrassée

Dérobe un juste hommage aux exploits glorieux !

Vivre est-il donc si doux ? De quel prix est la vie,

Quand, sous un joug honteux, la pensée asservie,

Tremblante, au fond du coeur, se cache à tous les yeux ?


Non, non. Je ne veux point t'honorer en silence,

Toi qui crus par ta mort ressusciter la France

Et dévouas tes jours à punir des forfait.

Le glaive arma ton bras, fille grande et sublime,

Pour faire honte aux dieux, pour réparer leur crime,

Quand d'un homme à ce monstre ils donnèrent les traits.


Le noir serpent, sorti de sa caverne impure,

A donc vu rompre enfin sous ta main ferme et sûre

Le venimeux tissu de ses jours abhorrés !

Aux entrailles du tigre, à ses dents homicides,

Tu vins redemander et les membres livides

Et le sang des humains qu'il avait dévorés !


Son oeil mourant t'a vue, en ta superbe joie,

Féliciter ton bras et contempler ta proie.

Ton regard lui disait : " Va, tyran furieux,

Va, cours frayer la route aux tyrans tes complices.

Te baigner dans le sang fut tes seules délices,

Baigne-toi dans le tien et reconnais des dieux. "


La Grèce, ô fille illustre ! admirant ton courage,

Épuiserait Paros pour placer ton image

Auprès d'Harmodius, auprès de son ami ;

Et des choeurs sur ta tombe, en une sainte ivresse,

Chanteraient Némésis, la tardive déesse,

Qui frappe le méchant sur son trône endormi.


Mais la France à la hache abandonne ta tête.

C'est au monstre égorgé qu'on prépare une fête

Parmi ses compagnons, tous dignes de son sort.

Oh ! quel noble dédain fit sourire ta bouche,

Quand un brigand, vengeur de ce brigand farouche,

Crut te faire pâlir, aux menaces de mort !


C'est lui qui dut pâlir, et tes juges sinistres,

Et notre affreux sénat et ses affreux ministres,

Quand, à leur tribunal, sans crainte et sans appui,

Ta douceur, ton langage et simple et magnanime

Leur apprit qu'en effet, tout puissant qu'est le crime,

Qui renonce à la vie est plus puissant que lui.


Longtemps, sous les dehors d'une allégresse aimable,

Dans ses détours profonds ton âme impénétrable

Avait tenu cachés les destins du pervers.

Ainsi, dans le secret amassant la tempête,

Rit un beau ciel d'azur, qui cependant s'apprête

A foudroyer les monts, à soulever les mers.


Belle, jeune, brillante, aux bourreaux amenée,

Tu semblais t'avancer sur le char d'hyménée ;

Ton front resta paisible et ton regard serein.

Calme sur l'échafaud, tu méprisas la rage

D'un peuple abject, servile et fécond en outrage,

Et qui se croit encore et libre et souverain.


La vertu seule est libre. Honneur de notre histoire,

Notre immortel opprobre y vit avec ta gloire ;

Seule, tu fus un homme, et vengeas les humains !

Et nous, eunuques vils, troupeau lâche et sans âme,

Nous savons répéter quelques plaintes de femme ;

Mais le fer pèserait à nos débiles mains.


Un scélérat de moins rampe dans cette fange.

La Vertu t'applaudit ; de sa mâle louange

Entends, belle héroïne, entends l'auguste voix.

Ô Vertu, le poignard, seul espoir de la terre,

Est ton arme sacrée, alors que le tonnerre

Laisse régner le crime et te vend à ses lois.


Ode à Versailles


O Versailles, ô bois, ô portiques,

Marbres vivants, berceaux antiques,

Par les Dieux et les rois Elysée embelli,

A ton aspect, dans ma pensée,

Comme sur l’herbe aride une fraîche rosée,

Coule un peu de calme et d’oubli.


Paris me semble un autre empire,

Dès que chez toi je vois sourire

Mes pénates secrets couronnés de rameaux ;

D’où souvent les monts et les plaines

Vont dirigeant mes pas aux campagnes prochaines,

Sous de triples cintres d’ormeaux.


Les chars, les royales merveilles,

Des gardes les nocturnes veilles,

Tout a fui ; des grandeurs tu n’es plus le séjour :

Mais le sommeil, la solitude,

Dieux jadis inconnus et les arts et l’étude

Composent aujourd’hui ta cour.


Ah ! malheureux ! à ma jeunesse

Une oisive et morne paresse

Ne laisse plus goûter les studieux loisirs.

Mon âme, d’ennui consumée,

S’endort dans les longueurs. Louange et renommée

N’inquiètent plus mes désirs.


L’abandon, l’obscurité, l’ombre,

Une paix taciturne et sombre,

Voilà tous mes souhaits. Cache mes tristes jours,

Et nourris, s’il faut que je vive,

De mon pâle flambeau la clarté fugitive,

Aux douces chimères d’amours.


L’âme n’est point encor flétrie,

La vie encor n’est point tarie,

Quand un regard nous trouble et le cœur et la voix.

Qui cherche les pas d’une belle,

Qui peut ou s’égayer ou gémir auprès d’elle,

De ses jours peut porter le poids.


J’aime ; je vis. Heureux rivage !

Tu conserves sa noble image,

Son nom, qu’à tes forêts j’ose apprendre le soir ;

Quand, l’âme doucement ému,

J’y reviens méditer l’instant où je l’ai vue,

Et l’instant où je dois la voir.


Pour elle seule encore abonde

Cette source, jadis féconde,

Qui coulait de ma bouche en sons harmonieux.

Sur mes lèvres tes bosquets sombres

Forment pour elle encor ces poétiques nombres,

Langage d’amour et des Dieux.


Ah ! témoin des succès du crime,

Si l’homme juste et magnanime

Pouvait ouvrir son cœur à la félicité,

Versailles, tes routes fleuries,

Ton silence, fertile en belles rêveries,

N’auraient que joie et volupté.


Mais souvent tes vallons tranquilles,

Tes sommets verts, tes frais asiles,

Tout à coup à mes yeux s’enveloppent de deuil.

J’y vois errer l’ombre livide

D’un peuple d’innocents, qu’un tribunal perfide

Précipite dans le cercueil


A Fanny V


Fanny, l’heureux mortel qui près de toi respire

Sait, à te voir parler et rougir et sourire,

De quels hôtes divins le ciel est habité.

La grâce, la candeur, la naïve innocence

Ont, depuis ton enfance,

De tout ce qui peut plaire enrichi ta beauté.


Sur tes traits, ou ton âme imprime sa noblesse,

Elles ont su mêler aux roses de jeunesse

Ces roses de pudeur, charmes plus séduisants ;

Et remplir tes regards, tes lèvres, ton langage,

De ce miel dont le sage

Cherche lui-même en vain à défendre ses sens.


Ô ! que n’ai-je moi seul tout l’éclat et la gloire

Que donnent les talents, la beauté, la victoire,

Pour fixer sur moi seul ta pensée et tes yeux !

Que loin de moi, ton cœur fût plein de ma présence

Comme, dans ton absence,

Ton aspect bien-aimé m’est présent en tous lieux.


Je pense : Elle était là. Tous disaient : « Qu’elle est belle ! »

Tels furent ses regards, sa démarche fut telle,

Et tels ses vêtements, sa voix et ces discours.

Sur ce gazon assise, et dominant la plaine,

Des méandres de Seine,

Rêveuse, elle suivait les obliques détours.[2]


Ainsi dans les forêts j’erre avec ton image ;

Ainsi le jeune faon, dans son désert sauvage,

D’un plomb volant percé, précipite ses pas.

Il emporte en fuyant sa mortelle blessure ;

Couché près d’une eau pure,

palpitant, hors d’haleine, il attend le trépas.


Lydé

…..
Ô jeune adolescent ! tu rougis devant moi.

Vois mes traits sans couleur ; ils pâlissent pour toi :

C'est ton front virginal, ta grâce, ta décence.

Viens ; il est d'autres jeux que les jeux de l'enfance.

Ô jeune adolescent, viens savoir que mon coeur

N'a pu de ton visage oublier la douceur.

Bel enfant, sur ton front la volupté réside ;

Ton regard est celui d'une vierge timide.

Ton sein blanc, que ta robe ose cacher au jour,

Semble encore ignorer qu'on soupire d'amour ;

Viens le savoir de moi ; viens, je veux te l'apprendre.

Viens remettre en mes mains ton âme vierge et tendre,

Afin que mes leçons, moins timides que toi,

Te fassent soupirer et languir comme moi ;

Et qu'enfin rassuré, cette joue enfantine

Doive à mes seuls baisers cette rougeur divine.

Oh ! je voudrais qu'ici tu vinsses un matin

Reposer mollement ta tête sur mon sein !

Je te verrais dormir, retenant mon haleine,

De peur de t'éveiller, ne respirant qu'à peine.

Mon écharpe de lin que je ferais flotter,

Loin de ton beau visage aurait soin d'écarter

Les insectes volants et la jalouse abeille... "

…..
Viens : là sur des joncs frais ta place est toute prête.

Viens, viens, sur mes genoux, viens reposer ta tête.

Les yeux levés sur moi, tu resteras muet,

Et je te chanterai la chanson qui te plaît.

Comme on voit, au moment où Phoebus va renaître,

La nuit prête à s'enfuir, le jour prêt à paraître,

Je verrai tes beaux yeux, les yeux de mon ami,

En un léger sommeil se fermer à demi.

Tu me diras : " Adieu ! je dors ; adieu ! ma belle. "

Adieu ! dirai-je, adieu ! dors, mon ami fidèle,

Car le . . . aussi dort, le front vers les cieux,

Et j'irai te baiser et le front et les yeux.


Ne me regarde point ; cache, cache tes yeux ;

Mon sang en est brûlé ; tes regards sont des feux.

Viens, viens. Quoique vivant, et dans ta fleur première,

Je veux avec mes mains te fermer la paupière,

Ou malgré tes efforts je prendrai ces cheveux

Pour en faire un bandeau qui te cache les yeux.


Le jeu de Paume XXII.


Apprenez la justice, apprenez que vos droits

Ne sont point votre vain caprice.

Si votre sceptre impie ose frapper les lois,

Parricides, tremblez ; tremblez, indignes rois.

La Liberté législatrice,

La sainte Liberté, fille du sol français,

Pour venger l’homme et punir les forfaits,

Va parcourir la terre en arbitre suprême.

Tremblez ! ses yeux lancent l’éclair.

Il faudra comparaître et répondre vous-même ;

Nus, sans flatteurs, sans cour, sans diadème,

Sans gardes hérissés de fer.

La Nécessité traîne, inflexible et puissante,

À ce tribunal souverain,

Votre majesté chancelante :

Là seront recueillis les pleurs du genre humain ;

Là, juge incorruptible, et la main sur sa foudre,

Elle entendra le peuple, et les sceptres d’airain.

Disparaîtront, réduits en poudre.


Élégies LXX


Et moi, quand la chaleur, ramenant le repos.

Fait descendre, en été, le calme sur les flots.

J’aime à venir goûter la fraîcheur du rivage,

Et, bien loin des cités, sous un épais feuillage,

Ne pensant à rien, libre et serein comme l’air,

Rêver seul en silence, et regardant la mer.


Ah ! portons dans les bois ma triste inquiétude


Ah ! portons dans les bois ma triste inquiétude.

Ô Camille ! l'amour aime la solitude.

Ce qui n'est point Camille est un ennui pour moi.

Là, seul, celui qui t'aime est encore avec toi.

Que dis-je ? Ah ! seul et loin d'une ingrate chérie,

Mon coeur sait se tromper. L'espoir, la rêverie,

La belle illusion la rendent à mes feux,

Mais sensible, mais tendre, et comme je la veux

De ses refus d'apprêt oubliant l'artifice,

Indulgente à l'amour, sans fierté, sans caprice,

De son sexe cruel n'ayant que les appas.

Je la feins quelquefois attachée à mes pas ;

Je l'égare et l'entraîne en des routes secrètes ;

Absente, je la tiens en des grottes muettes...

Mais présente, à ses pieds m'attendent les rigueurs,

Et, pour des songes vains, de réelles douleurs.

Camille est un besoin dont rien ne me soulage ;

Rien à mes yeux n'est beau que de sa seule image.

Près d'elle, tout, comme elle, est touchant, gracieux ;

Tout est aimable et doux, et moins doux que ses yeux ;

Sur l'herbe, sur la soie, au village, à la ville,

Partout, reine ou bergère, elle est toujours

Camille, Et moi toujours l'amant trop prompt à s'enflammer,

Qu'elle outrage, qui l'aime, et veut toujours l'aimer.


La jeune Tarentine

Pleurez, doux alcyons ! ô vous, oiseaux sacrés,
Oiseaux chers à Thétis, doux alcyons, pleurez !
Elle a vécu, Myrto, la jeune Tarentine !
Un vaisseau la portait aux bords de Camarine :
Là, l'hymen, les chansons, les flûtes, lentement,
Devaient la reconduire au seuil de son amant.
Une clef vigilante a, pour cette journée,
Sous le cèdre enfermé sa robe d'hyménée
Et l'or dont au festin ses bras seront parés
Et pour ses blonds cheveux les parfums préparés.
Mais, seule sur la proue, invoquant les étoiles,
Le vent impétueux qui soufflait dans les voiles
L'enveloppe : étonnée, et loin des matelots,
Elle crie, elle tombe, elle est au sein des flots.

Elle est au sein des flots, la jeune Tarentine !
Son beau corps a roulé sous la vague marine.
Thétis, les yeux en pleurs, dans le creux d'un rocher
Aux monstres dévorants eut soin de le cacher.
Par ses ordres bientôt les belles Néréides
S'élèvent au-dessus des demeures humides,
Le poussent au rivage, et dans ce monument
L'ont, au cap du Zéphyr, déposé mollement ;
Et de loin, à grands cris appelant leurs compagnes,
Et les Nymphes des bois, des sources, des montagnes,
Toutes, frappant leur sein et traînant un long deuil,
Répétèrent, hélas ! autour de son cercueil :
" Hélas ! chez ton amant tu n'es point ramenée,
Tu n'as point revêtu ta robe d'hyménée,
L'or autour de tes bras n'a point serré de noeuds,
Et le bandeau d'hymen n'orna point tes cheveux. "




La jeune captive


L'épi naissant mûrit de la faux respecté ;

Sans crainte du pressoir, le pampre tout l'été

Boit les doux présents de l'aurore ;

Et moi, comme lui belle, et jeune comme lui,

Quoi que l'heure présente ait de trouble et d'ennui,

Je ne veux point mourir encore.


Qu'un stoïque aux yeux secs vole embrasser la mort,

Moi je pleure et j'espère ; au noir souffle du Nord

Je plie et relève ma tête.

S'il est des jours amers, il en est de si doux !

Hélas ! quel miel jamais n'a laissé de dégoûts ?

Quelle mer n'a point de tempête ?


L'illusion féconde habite dans mon sein.

D'une prison sur moi les murs pèsent en vain.

J'ai les ailes de l'espérance :

Échappée aux réseaux de l'oiseleur cruel,

Plus vive, plus heureuse, aux campagnes du ciel

Philomène chante et s'élance.


Est-ce à moi de mourir ? Tranquille je m'endors,

Et tranquille je veille ; et ma veille aux remords

Ni mon sommeil ne sont en proie.

Ma bienvenue au jour me rit dans tous les yeux ;

Sur des fronts abattus, mon aspect dans ces lieux

Ranime presque de la joie.


Mon beau voyage encore est si loin de sa fin !

Je pars, et des ormeaux qui bordent le chemin

J'ai passé les premiers à peine,

Au banquet de la vie à peine commencé,

Un instant seulement mes lèvres ont pressé

La coupe en mes mains encor pleine.


Je ne suis qu'au printemps, je veux voir la moisson ;

Et comme le soleil, de saison en saison,

Je veux achever mon année.

Brillante sur ma tige et l'honneur du jardin,

Je n'ai vu luire encor que les feux du matin ;

Je veux achever ma journée.


Ô mort ! tu peux attendre ; éloigne, éloigne-toi ;

Va consoler les coeurs que la honte, l'effroi,

Le pâle désespoir dévore.

Pour moi Palès encore a des asiles verts,

Les Amours des baisers, les Muses des concerts.

Je ne veux point mourir encore. "


Ainsi, triste et captif, ma lyre toutefois

S'éveillait, écoutant ces plaintes, cette voix,

Ces voeux d'une jeune captive ;

Et secouant le faix de mes jours languissants,

Aux douces lois des vers je pliais les accents

De sa bouche aimable et naïve.


Ces chants, de ma prison témoins harmonieux,

Feront à quelque amant des loisirs studieux

Chercher quelle fut cette belle :

La grâce décorait son front et ses discours,

Et, comme elle, craindront de voir finir leurs jours

Ceux qui les passeront près d'elle.



De gevangen jongedame


De korenaar ontluikt en rijpt, vol ontzag voor de zeis;

Zonder vrees voor de pers, drinkt de wijnrank

gans de zomer de zachte dauw van de dageraad;

En ik, mooi zoals hij en jong zoals hij,

wat ook dit uur van onrust en zorgen brengt,

ik wil nog niet sterven.


Laat een stoïcijn met droge ogen de dood snel omhelzen,

ik, ik huil en hoop; ik buig en recht het hoofd

in de sombere ademtocht van het Noorden.

Er zijn bittere dagen maar ook zo zoete!

Helaas! welke honing heeft nooit walging verwekt?

Op welke zee stormt het nooit?


Vertaling: Z. DE MEESTER


…..




Comme un dernier rayon

Comme un dernier rayon, comme un dernier zéphyre
Anime la fin d'un beau jour,
Au pied de l'échafaud j'essaye encor ma lyre.
Peut-être est-ce bientôt mon tour ;
Peut-être avant que l'heure en cercle promenée
Ait posé sur l'émail brillant,
Dans les soixante pas où sa route est bornée,
Son pied sonore et vigilant,
Le sommeil du tombeau pressera ma paupière !
Avant que de ses deux moitiés
Ce vers que je commence ait atteint la dernière,
Peut-être en ces murs effrayés
Le messager de mort, noir recruteur des ombres,
Escorté d'infâmes soldats,
Remplira de mon nom ces longs corridors sombres.
...............................................

Quand au mouton bêlant la sombre boucherie
Ouvre ses cavernes de mort,
Pâtre, chiens et moutons, toute la bergerie
Ne s'informe plus de son sort.
Les enfants qui suivaient ses ébats dans la plaine,
Les vierges aux belles couleurs
Qui le baisaient en foule, et sur sa blanche laine
Entrelaçaient rubans et fleurs,
Sans plus penser à lui, le mangent s'il est tendre.
Dans cet abîme enseveli,
J'ai le même destin. Je m'y devais attendre.
Accoutumons-nous à l'oubli.
Oubliés comme moi dans cet affreux repaire,
Mille autres moutons, comme moi
Pendus aux crocs sanglants du charnier populaire,
Seront servis au peuple-roi.
Que pouvaient mes amis ? Oui, de leur main chérie
Un mot, à travers les barreaux,
Eût versé quelque baume en mon âme flétrie ;
De l'or peut-être à mes bourreaux...
Mais tout est précipice. Ils ont eu droit de vivre.
Vivez, amis ; vivez contents.
En dépit de Bavus, soyez lents à me suivre ;
Peut-être en de plus heureux temps
J'ai moi-même, à l'aspect des pleurs de l'infortune,
Détourné mes regards distraits ;
A mon tour aujourd'hui mon malheur importune.
Vivez, amis ; vivez en paix.

Que promet l'avenir ? Quelle franchise auguste,
De mâle constance et d'honneur
Quels exemples sacrés, doux à l'âme du juste,
Pour lui quelle ombre de bonheur,
Quelle Thémis terrible aux têtes criminelles,
Quels pleurs d'une noble pitié,
Des antiques bienfaits quels souvenirs fidèles,
Quels beaux échanges d'amitié
Font digne de regrets l'habitacle des hommes ?
La Peur blême et louche est leur dieu.
Le désespoir !... le fer. Ah ! lâches que nous sommes,
Tous, oui, tous. Adieu, terre, adieu.
Vienne, vienne la mort ! Que la mort me délivre !
Ainsi donc mon coeur abattu
Cède au poids de ses maux ? Non, non, puissé-je vivre !
Ma vie importe à la vertu ;
Car l'honnête homme enfin, victime de l'outrage,
Dans les cachots, près du cercueil,
Relève plus altiers son front et son langage,
Brillants d'un généreux orgueil.
S'il est écrit aux cieux que jamais une épée
N'étincellera dans mes mains,
Dans l'encre et l'amertume une autre arme trempée
Peut encor servir les humains.
Justice, vérité, si ma bouche sincère,
Si mes pensers les plus secrets
Ne froncèrent jamais votre sourcil sévère,
Et si les infâmes progrès,
Si la risée atroce ou (plus atroce injure !)
L'encens de hideux scélérats
Ont pénétré vos coeurs d'une longue blessure,
Sauvez-moi ; conservez un bras
Qui lance votre foudre, un amant qui vous venge.
Mourir sans vider mon carquois !
Sans percer, sans fouler, sans pétrir dans leur fange
Ces bourreaux barbouilleurs de lois,
Ces tyrans effrontés de la France asservie,
Égorgée !... Ô mon cher trésor,
Ô ma plume ! Fiel, bile, horreur, dieux de ma vie !
Par vous seuls je respire encor.
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Quoi ! nul ne restera pour attendrir l'histoire
Sur tant de justes massacrés ;
Pour consoler leurs fils, leurs veuves, leur mémoire ;
Pour que des brigands abhorrés
Frémissent aux portraits noirs de leur ressemblance ;
Pour descendre jusqu'aux enfers
Chercher le triple fouet, le fouet de la vengeance,
Déjà levé sur ces pervers ;
Pour cracher sur leurs noms, pour chanter leur supplice !
Allons, étouffe tes clameurs ;
Souffre, ô coeur gros de haine, affamé de justice.
Toi, Vertu, pleure si je meurs.



Aujourd’hui qu’au tombeau je suis prêt à descendre

…..
Je meurs.

Avant le soir j'ai fini ma journée.

A peine ouverte au jour, ma rose s'est fanée.

La vie eut bien pour moi de volages douceurs ;

Je les goûtais à peine, et voilà que je meurs.

Mais, oh! que mollement reposera ma cendre,

Si parfois un penchant impérieux et tendre

Vous guidant vers la tombe où je suis endormi

Vos yeux en approchant pensent voir leur ami !

Si vos chants de mes feux vont redisant l'histoire;

Si vos discours flatteurs, tout pleins de ma mémoire,

Inspirent à vos fils, qui ne m'ont point connu,

L'ennui de naître à peine et de m'avoir perdu.

Qu'à votre belle vie ainsi ma mort obtienne

Tout l'âge, tous les biens dérobés à la mienne;

Que jamais les douleurs, par de cruels combats.

N'allument dans vos flancs un pénible trépas;

Que la joie en vos cours ignore les alarmes ;

Que les peines d'autrui causent seules vos larmes;

Que vos heureux destins, les délices du ciel,

Coulent toujours trempés d'ambroisie et de miel,

Et non sans quelque amour paisible et mutuelle.

Et quand la mort viendra, qu'une amante fidèle,

Près de vous désolée, en accusant les Dieux

Pleure, et veuille vous suivre, et vous ferme les yeux