VILLARD, Jean (Gilles)


Les Trois Cloches

Village au fond de la vallée

Comme égaré presque ignoré

Voici qu'en la nuit étoilée

Un nouveau-né nous est donné

Jean-François Nicot il se nomme

Il est joufflu, tendre et rosé

À l'église beau petit homme

Demain tu seras baptisé.

Une cloche sonne sonne

Sa voix d'écho en écho

Dit au monde qui s'étonne

C'est pour Jean-François Nicot

C'est pour accueillir une âme

Une fleur qui s'ouvre au jour

À peine à peine une flamme

Encore faible qui réclame

Protection, tendresse, amour.

Village au fond de la vallée

Loin des chemins loin des humains

Voici qu'après dix-neuf années

Cœur en émoi le Jean-François

Prend pour femme la douce Élise

Blanche comme fleur de pommier

Devant Dieu dans la vieille église

Ce jour, ils se sont mariés.

Toutes les cloches sonnent sonnent

Leur voix d'écho en écho

Merveilleusement couronne

La noce à François Nicot

Un seul cœur, une seule âme,

Dit le prêtre, et pour toujours,

Soyez une pure flamme

Qui s'élève et qui proclame

La grandeur de votre amour.

Village au fond de la vallée

Des jours, des nuits, le temps a fui

Voici qu'en la nuit étoilée

Un cœur s'endort François est mort

Car toute chair est comme l'herbe

Elle est comme la fleur des champs

Épis, fruits mûrs, bouquets et gerbes

Hélas ! tout va se desséchant.

Une cloche sonne sonne

Elle chante dans le vent

Obsédante et monotone

Elle redit aux vivants:

Ne tremblez pas cœurs fidèles

Dieu vous fera signe un jour

Vous trouverez sous son aile

Avec la vie éternelle

L'éternité de l'amour.


La Venoge

On a un bien joli canton :

Des veaux, des vaches, des moutons.

Du chamois, du brochet, du cygne,

Des lacs, des vergers, des forêts.

Même un glacier, aux Diablerets :

Du tabac, du blé, de la vigne.

Mais jaloux, un bon Genevois

M'a dit, d'un petit air narquois :

« Permettez qu'on vous interroge :

Où sont vos fleuves, franchement »

oubliait tout simplement

La Venoge.

Un fleuve? En tout cas c'est de l’eau

Qui coule a un joli niveau.

Bien sûr. c'est pas le Fleuve Jaune.

Mais c'est à nous, c'est bien vaudois.

Tandis que ces bons Genevois

N'ont qu'un tout petit bout du Rhône.

C'est comme : « C’est à nous le Rhin »

Ce chant d'un peuple souverain.

C'est tout faux car le Rhin déloge.

Il file en France, aux Pays-Bas.

Tandis qu'elle, elle reste là.

La Venoge.

Faut un rude effort entre nous

Pour la suivre de bout en bout.

Tout de suite on se décourage.

Car au lieu de prendre au plus court.

Elle fait de puissants détours.

Loin des pintes, loin des villages.

Elle se plaît à traînasser

A se gonfler, à s'élancer

— Capricieuse comme une horloge —

Elle offre même à ses badauds

Des visions du Colorado

La Venoge.

En plus modeste assurément.

Elle offre aussi des coins charmants.

Des replats, pour le pique-nique.

Et puis, la voilà, tout à coup

Qui se met à faire des remous

Comme une folle entre deux criques.

Rapport aux truites qu'un pêcheur

Guette, attentif, dans la chaleur

D'un oeil noir comme un oeil de doge.

Elle court avec des frissons.

Ça la chatouille, ces poissons.

La Venoge.

Elle est née au pied du Jura.

Mais, en passant par La Sarraz,

Elle u su, battant la campagne,

Qu'un rien de plus, crénom de sort

Elle était sur le versant nord :

Grand départ pour les Allemagnes.

Elle a compris, elle a eu peur.

Quand elle a vu l'Orbe, sa soeur.

Elle était aux premières loges —

Filer tout droit sur Yverdon.

Vers Ollen elle a dit : pardon

La Venoge.

Le Nord, c'est trop froid pour moi.

J'aime mieux le soleil vaudois.

Et puis comme on dit : “Je fréquente »

La voilà qui prend son élan

En se tortillant joliment

Elle n'a qu'à suivre la pente.

Mais la route est longue, elle a chaud.

Quand elle arrive, elle est en eau

— Face au pays des Allobroges

Pour se foudre amoureusement

Entre les bras du bleu Léman

La Venoge.

Pour conclure, il est évident

Qu'elle est vaudoise cent pour cent.

Tranquille et pas bien décidée.

Elle tient le juste milieu.

Elle dit : Qui ne peut ne peut

Mais elle fait à son idée.

Et certains, mettant dans leur vin

De l’eau. elle regrette bien

— C'est ma foi, tout à son éloge —

Que ce bon vieux canton de Vaud

N'ait pas mis du vin dans son eau.

La Venoge.