DELILLE, Jacques


La pitié – La Terreur

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A peine la Discorde, en ses noirs sacrifices,

Du sang de l'innocence a goûté les prémices.

Sa terrible moisson se poursuit en tout lieu :

Les temples des beaux-arts, les demeures de Dieu,

Les lieux où nous prions les puissances célestes.

Des proscrits entassés sont les dépôts funestes.

Tous les bras sont vendus, tous les cœurs sont cruels.

Image de ces dieux, la terreur des mortels.

Dont nul n'ose aborder l'autel impitoyable,

Que dégouttant du sang de quelque misérable,

L'idole à qui la France a confié son sort.

N'accepte que du sang, ne sourit qu'à la mort.

Femme, enfant, sont voués à son culte terrible ;

L'innocente beauté pare sa pompe horrible;

La hache esr sans repos, la crainte sans espoir ;

Le matin dit les noms des victimes du soir ;

L'effroi veille au milieu des familles tremblantes;

Les jours sont inquiets, et les nuits menaçantes.

Imprudent, jadis fier de ton nom, de ton or,

Hâte-toi d'enfouir tes titres, ton trésor :

Tout ce qui fut heureux demeure sans excuse ;

L'opulence dénonce, et la naissance accuse.

Pout racheter tes jours, en vain ton or est prêt ;

Le fisc inexorable a dicté ton arrêt.

L'avidité peut vendre une paix passagère ;

Mais elle veut sa proie, et la veut tout entière.

Ne parlez plus d'amis, de devoirs, de liens :

Plus d'amis, de parents, ni de concitoyens.

Le fils épouvanté craint l'abord de son père;

Le frère se détourne à l'aspect de son frère ;

L'amour même est timide ; et, dans cet abandon,

La nature est sans voix, sous des lois sans pardon.

Ainsi quand, sur ses pas semant les funérailles,

La mort contagieuse erre dans nos murailles.

Tous les nœuds sont rompus : l'ami dans son ami,

Le frère dans sa sœur, redoute un ennemi ;

Et, sur ses gonds muets, triste, inhospitalière,

Refuse de tourner la porte solitaire.

Mais quels maux je compare à des malheurs si grands !

On conjure la peste, et non pas les tyrans.

Aux cœurs lâches du moins les tyrans font justice.

Leur crainte, en le fuyant, rencontre le supplice

Tous à leur infortune ajoutant le remords.

Séparés par l'effroi, sont rejoints par la mort;

Et, dans un même char où sa main les rassemble.

Voisins, amis, parents, vont expirer ensemble ;

À moins que de la vie incertain possesseur,

L'opprimé tout à coup ne se fasse oppresseur.

Son heure vient plus tard ; mais il aura son heure :

Le lâche fait mourir, en attendant qu'il meure.

Ses chefs auront leur rour ; leur pouvoir les proscrit :

Sur leurs tables de mort déjà leur nom s inscrit.

Robespierre, Danton, iront aux rives sombres,

De leur aspect horrible épouvanter les ombres ;

Et Tinville, après lui traînant tous ses forfaits.

Va dans des flots de sang se débattre à jamais.

Partout la soif du meurtre et la faim du carnage.

Les arts jadis si doux, le sexe, le jeune âge.

Tout prend un cœur d'airain : la farouche beauté

Préfère à notre scène un cirque ensanglanté ;

Le jeune enfant sourit aux tourments des victimes ;

Les arts aident le meurtre et célèbrent les crimes.

Que dis-je ? la nature, ô comble de nos maux !

De tous ses éléments seconde nos bourreaux.

Dans leurs cachots impurs l'air infecte la vie;

Le feu dans les hameaux promène l'incendie ;

Et la terre complice, en ses avides flancs,

Recèle par milliers les cadavres sanglants.

À peine elle a peuplé ses cavernes profondes,

La mort infatigable a volé sur les ondes.

Ministres saints, du fer ne craignez plus les coups ;

Le baptême de sang est achevé pour vous.

Par un art tout nouveau, des nacelles perfides

Dérobent sous vos pas leurs planchers homicides;

Et, le jour et la nuit, l'onde porte aux échos

Le bruit fréquent des corps qui tombent dans les flots.

Ailleurs la cruauté, fière d'un double outrage.

Joint l'insulte à la mort, l'ironie à la rage ;

Et submerge, en riant de leurs civiques nœuds.

Les deux sexes unis par un hymen affreux.

Loire! tu les vis, ces hymens qu'on abhorre;

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Les jardins – L’automne

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Bientôt les aquilons

Des dépouilles des bois vont joncher les vallons :

De moment en moment la feuille sur la terre

En tombant interrompt le rêveur solitaire.

Mais ces ruines même ont pour moi des attraits.

Là, si mon cœur nourrit quelques profonds regrets,

Si quelque souvenir vient rouvrir ma blessure,

J'aime à mêler mon deuil au deuil de la nature;

De ces bois desséchés, de ces rameaux flétris,

Seul, errant, je me plais à fouler les débris.

Ils sont passés, les jours d'ivresse et de folie :

Viens, je me livre à toi, tendre mélancolie;

Viens, non le front chargé de nuages affreux,

Dont marche enveloppé le chagrin ténébreux,

Mais l'œil demi-voilé, mais telle qu'en automne

A travers des vapeurs un jour plus doux rayonne;

Viens, le regard pensif, le front calme, et les yeux

Tout prêts à s'humecter de pleurs délicieux.


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