RACINE, Jean


Cantique

Verbe, égal au Très-Haut, notre unique espérance,

Jour éternel de la terre et des cieux,

De la paisible nuit nous rompons le silence:

Divin Sauveur, jette sur nous les yeux.


Répands sur nous le feu de ta grâce puissante,

que tout l'enfer fuie au son de ta voix;

Dissipe le sommeil d'une âme languissante

qui la conduit à l'oubli de tes lois.


O Christ, sois favorable à ce peuple fidèle,

Pour te bénir maintenant rassemblé;

Reçois les chants qu'il offre à ta gloire immortelle,

et de tes dons qu'il retourne comblé.



Sur le bonheur des Justes, et sur le malheurs des Réprouvés


Heureux, qui de la Sagesse

Attendant tout son secours,

N’a point mis en la Richesse

L’espoir de ses derniers jours.

La mort n’a rien qui l’étonne ;

Et dès que son Dieu l’ordonne,

Son âme prenant l’essor

S’élève d’un vol rapide

Vers la demeure, où réside

Son véritable trésor.


De quelle douleur profonde

Seront un jour pénétrés

Ces insensés, qui du monde,

Seigneur, vivent enivrés ;

Quand par une fin soudaine

Détrompés d’une ombre vaine,

Qui passe, et ne revient plus,

Leurs yeux du fond de l’abîme

Près de ton trône sublime

Verront briller tes Elus !


Infortunés que nous sommes,

Où s’égaraient nos esprits ?

Voilà, diront-ils, ces hommes,

Vils objets de nos mépris,

Leur sainte et pénible vie

Nous parut une folie.

Mais aujourd’hui triomphants,

Le Ciel chante leur louange,

Et Dieu lui-même les range

Au nombre de ses Enfants.


Pour trouver un bien fragile

Qui nous vient d’être arraché,

Par quel chemin difficile

Hélas ! nous avons marché !

Dans une route insensée

Notre âme en vain s’est lassée,

Sans se reposer jamais,

Fermant l’oeil à la lumière,

Qui nous montrait la carrière

De la bien-heureuse Paix.


De nos attentats injustes

Quel fruit nous est-il resté ?

Où sont les titres augustes,

Dont notre orgueil s’est flatté ?

Sans amis, et sans défense,

Au trône de la vengeance

Appelés en jugement,

Faibles et tristes victimes

Nous y venons de nos crimes

Accompagnés seulement.


Ainsi d’une voix plaintive

Exprimera ses remords

La Pénitence, tardive

Des inconsolables Morts.

Ce qui faisait leurs délices,

Seigneur, fera leurs supplices.

Et par une égale loi,

Tes Saints trouveront des charmes

Dans le souvenir des larmes

Qu’ils versent ici pour toi.