MONOD, Jacques



Le hasard et la nécessité

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Il est tentant, pour un biologiste, de comparer l’évolution des idées à celle de la biosphère. Car, si le Royaume abstrait transcende la biosphère plus encore que celle-ci transcende l’univers non vivant, les idées ont conservé certaines des propriétés des organismes: perpétuer leur structure et la multiplier, fusionner, recombiner, ségréguer leur contenu, enfin évoluer, et dans cette évolution la sélection, sans aucun doute, joue un grand rôle.

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Sélection à deux niveaux: celui de l’esprit lui-même et celui de la performance. La valeur de performance d’une idée tient à la modification de comportement qu’elle apporte à l’individu ou au groupe. Celle qui confère au groupe humain plus de cohésion, d’ambition, de confiance en soi, lui donnera de ce fait un surcroît de puissance d’expansion qui assurera la promotion de l’idée elle-même. La puissante armature que constitue pour une société une idéologie religieuse ne doit rien à la part de vérité objective qu’elle comporte mais au fait qu’elle est acceptée, qu’elle s’impose.

On voit que les idées douées du plus haut pouvoir d’invasion sont celles qui expliquent l’homme en lui assignant sa place dans une destinée immanente, au sein de laquelle se dissout son angoisse.

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Pendant des milliers d’années, la destinée d’un homme se confondait avec celle de son groupe, de sa tribu, hors de laquelle il ne pouvait survivre.

La tribu elle-même ne pouvait survivre et se défendre que par sa cohésion. D’où l’extrême puissance objective des lois qui assuraient cette cohésion. Etant donné l’immense importance sélective qu’ont assumée de telles structures sociales pendant de longues durées, il est difficile de ne pas penser qu’elles ont du influencer l’évolution génétique des catégories innées du cerveau humain. Cette évolution devait non seulement faciliter l’acceptation de la loi tribale, mais créer le besoin de l’explication mythique qui la fonde souverainement.

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Nous sommes les descendants de ces hommes. C’est d’eux sans doute que nous avons hérité l’exigence d’une explication, donc de l’angoisse qui nous contraint à chercher le sens de l’existence. L’invention des mythes et des religions, la construction de vastes systèmes philosophiques sont le prix que l’homme a dû payer pour survivre en tant qu’animal social.

L’héritage purement culturel ne serait pas assez sûr et puissant à lui seul pour étayer les structures sociales. Il fallait à cet héritage un support génétique qui en fasse une nourriture exigée par l’esprit. S’il n’en était pas ainsi, comment expliquer l’universalité du phénomène religieux à la base des structures sociales? Toutes se rapportent à l’histoire de héros, plus ou moins divins, dont le geste explique les origines du groupe et fonde sa structure sociale sur des traditions intouchables.

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Il a fallu des millénaires pour que paraisse l’idée de la connaissance objective comme seule source de vérité authentique. Cette idée austère et froide, qui impose un ascétique renoncement à toute autre nourriture spirituelle, ne peut calmer l’angoisse innée: au contraire, elle l’exaspère… et n’est pas encore généralement acceptée. Malgré tout, elle s’est imposée par son prodigieux pouvoir de performance. En trois siècles la science a conquis sa place: dans la pratique, mais pas dans les

âmes. Les sociétés modernes sont construites sur la science. Elles lui doivent leur richesse, leur puissance et la certitude que des pouvoirs bien plus grands encore seront demain accessibles à l’Homme.

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Mais de même qu’un ´choix initial dans l’évolution biologique d’une espèce peut engager l’avenir de toute sa descendance, de même le choix, inconscient à l’origine, d’une pratique scientifique a lancé l’évolution dans une voie à sens unique: trajet que le progressisme scientiste du XIXe siècle voyait déboucher sur un épanouissement prodigieux de l’humanité, alors que nous voyons aujourd’hui se creuser devant nous un gouffre de ténèbres.

Les sociétés modernes ont accepté les richesses et les pouvoirs, mais elles n’ont pas accepté, à peine ont-elles entendu, le plus profond message de la science: la définition nécessaire d’une nouvelle et unique source de vérité, l’exigence d’une révision totale des fondements de l’éthique… l’abandon définitif de ´l’ancienne allianceª, la nécessité d’en forger une nouvelle.

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Armées de tous les pouvoirs, jouissant de toutes les richesses qu’elles lui doivent, nos sociétés tentent encore de vivre et d’enseigner des systèmes de valeurs ruinés à la racine, par cette science même. Où donc alors retrouver la source de vérité et d’inspiration morale d’un humanisme social réellement scientifique, sinon aux sources de la science elle-même, dans l’éthique qui fonde la connaissance en faisant d’elle, par libre choix, la valeur suprême, mesure et garant de toutes les autres valeurs?… Elle impose des institutions vouées à la défense, à l’extension, à l’enrichissement du Royaume transcendant des idées, de la connaissance, de la création. C’est peut-être une utopie. Mais ce n’est pas un rêve incohérent. C’est la conclusion à quoi mène nécessairement la recherche de l’authenticité.

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L’ancienne alliance est rompue; l’homme sait enfin qu’il est seul dans l’immensité indifférente de l’Univers d’oû il a émergé par hasard. Non plus que son destin, son devoir n’est écrit nuIle part. A lui de choisir entre le Royaume et les ténèbres.

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