CROS, Charles


Soir éternel


Dans le parc, les oiseaux se querellent entre eux.

Après la promenade en de sombres allées,

On rentre; on mange ensemble, et tant de voix mêlées

N'empêchent pas les doux regards, furtifs, heureux.


Et la chambre drapée en tulle vaporeux

Rose de la lueur des veilleuses voilées.

Où ne sonnent jamais les heures désolées!...

Parfums persuadeurs qui montent du lit creux!...


Elle vient, et se livre à mes bras, toute fraîche

D'avoir senti passer l'air solennel du soir

Sur son corps opulent, sous les plis du peignoir.


A bas peignoir! Le lit embaume. 0 fleur de pêche

Des épaules, des seins frissonnants et peureux!...

Dans le parc les oiseaux se font l'amour entre eux.


Elle s’est endormie un soir, croisant ses bras,


Elle s’est endormie un soir, croisant ses bras,

Ses bras souples et blancs sur sa poitrine frêle,

Et fermant pour toujours ses yeux clairs, déjà las

De regarder ce monde, exil trop lourd pour Elle.


Elle vivait de fleurs, de rêves, d’idéal,

Ame, incarnation de la Ville éternelle.

Lentement étouffée, et d’un semblable mal,

La splendeur de Paris s’est éteinte avec Elle.


Et pendant que son corps attend pâle et glacé

La résurrection de sa beauté charnelle,

Dans ce monde où, royale et douce, Elle a passé,

Nous ne pouvons rester qu’en nous souvenant d’Elle.



Dans la clairière


Pour plus d'agilité, pour le loyal duel,

Les témoins ont jugé qu'Elles se battraient nues.

Les causes du combat resteront inconnues;

Les deux ont dit: Motif tout individuel.


La blonde a le corps blanc, plantureux, sensuel;

Le sang rougit ses seins et ses lèvres charnues.

La brune a le corps d'ambre et des formes ténues;

Les cheveux noirs-bleus font ombre au regard cruel.


Cette haie où l'on a jeté chemise et robe,

Ce corps qui tour à tour s'avance ou se dérobe,

Ces seins dont la fureur fait se dresser les bouts,


Ces battements de fer, ces sifflantes caresses,

Tout paraît amuser ce jeune homme à l'oeil doux

Qui fume en regardant se tuer ses maîtresses.


Oaristys

Tu me fis d'imprévus et fantasques aveux

Un soir que tu t'étais royalement parée,

Haut coiffée, et ruban ponceau dans tes cheveux

Qui couronnaient ton front de leur flamme dorée.


Tu m'avais dit « Je suis à toi si tu me veux; »

Et, frémissante, à mes baisers tu t'es livrée.

Sur ta gorge glacée et sur tes flancs nerveux

Les frissons de Vénus perlaient ta peau nacrée.


L'odeur de tes cheveux, la blancheur de tes dents,

Tes souples soubresauts et tes soupirs grondants,

Tes baisers inquiets de lionne joueuse


M'ont, à la fois, donné la peur et le désir

De voir finir, après l'éblouissant plaisir,

Par l'éternelle mort, la nuit tumultueuse.


Moi, je vis la vie à côté

Moi, je vis la vie à côté,

Pleurant alors que c'est la fête.

Les gens disent : Comme il est bête !

En somme, je suis mal coté.

J'allume du feu dans l'été,

Dans l'usine je suis poète;

Pour les pitres je fais la quête.

Qu'importe ! J'aime la beauté.

Beauté des pays et des femmes,

Beauté des vers, beauté des flammes,

Beauté du bien, beauté du mal.

J'ai trop étudié les choses;

Le temps marche d'un pas normal;

Des roses, des roses, des roses !


A la plus belle

Nul ne l'a vue et, dans mon coeur,

Je garde sa beauté suprême;

(Arrière tout rire moqueur !)

Et morte, je l'aime, je l'aime.

J'ai consulté tous les devins,

Ils m'ont tous dit: "C'est la plus belle !"

Et depuis j'ai bu tous les vins

Contre la mémoire rebelle.

Oh ! ses cheveux livrés au vent !

Ses yeux, crépuscule d'automne !

Sa parole qu'encor souvent

J'entends dans la nuit monotone.

C'était la plus belle, à jamais,

Parmi les filles de la terre...

Et je l'aimais, oh ! je l'aimais

Tant, que ma bouche doit se taire.

J'ai honte de ce que je dis;

Car nul ne saura ni la femme,

Ni l'amour, ni le paradis

Que je garde au fond de mon âme.

Que ces mots restent enfouis,

Oubliés, (l'oubliance est douce)

Comme un coffret plein de louis

Au pied du mur couvert de mousse.


Ballade du dernier amour

Ballade du dernier amour

Mes souvenirs sont si nombreux

Que ma raison n'y peut suffire.

Pourtant je ne vis que par eux,

Eux seuls me font pleurer et rire.

Le présent est sanglant et noir ;

Dans l'avenir qu'ai-je à poursuivre ?

Calme frais des tombeaux, le soir !...

Je me suis trop hâté de vivre.

Amours heureux ou malheureux,

Lourds regrets, satiété pire,

Yeux noirs veloutés, clairs yeux bleus,

Aux regards qu'on ne peut pas dire,

Cheveux noyant le démêloir

Couleur d'or, d'ébène ou de cuivre,

J'ai voulu tout voir, tout avoir.

je me suis trop hâté de vivre.

je suis las. Plus d'amour. je veux

Vivre seul, pour moi seul décrire

Jusqu'à l'odeur de tes cheveux,

Jusqu'à l'éclair de ton sourire,

Dire ton royal nonchaloir,

T'évoquer entière en un livre

Pur et vrai comme ton miroir.

je me suis trop hâté de vivre.

ENVOI

Ma chanson, vapeur d'encensoir,

Chère envolée, ira te suivre.

En tes bras j'espérais pouvoir

Attendre l'heure qui délivre ;

Tu m'as pris mon tour. Au revoir.

je me suis trop hâté de vivre.


Le hareng saur


Il était un grand mur blanc - nu, nu, nu,

Contre le mur une échelle - haute, haute, haute,

Et, par terre, un hareng saur - sec, sec, sec.


Il vient, tenant dans ses mains - sales, sales, sales,

Un marteau lourd, un grand clou - pointu, pointu, pointu,

Un peloton de ficelle - gros, gros, gros.


Alors il monte à l'échelle - haute, haute, haute,

Et plante le clou pointu - toc, toc, toc,

Tout en haut du grand mur blanc - nu, nu, nu.


Il laisse aller le marteau - qui tombe, qui tombe, qui tombe,

Attache au clou la ficelle - longue, longue, longue,

Et, au bout, le hareng saur - sec, sec, sec.


Il redescend de l'échelle - haute, haute, haute,

L'emporte avec le marteau - lourd, lourd, lourd,

Et puis, il s'en va ailleurs - loin, loin, loin.


Et, depuis, le hareng saur - sec, sec, sec,

Au bout de cette ficelle - longue, longue, longue,

Très lentement se balance - toujours, toujours, toujours.


J'ai composé cette histoire - simple, simple, simple,

Pour mettre en fureur les gens - graves, graves, graves,

Et amuser les enfants - petits, petits, petits.