JARRY, Alfred
Bardes et Cordes
Le roi mort, les vingt et un coups de la bombarde
Tonnent, signal de deuil, place de la Concorde.
Silence, joyeux luth, et viole et guimbarde :
Tendons sur le cercueil la plus macabre corde
Pour accompagner l’hymne éructé par le barde :
Le ciel veut l’oraison funèbre pour exorde.
L’encens vainc le fumet des ortolans que barde
La maritorne, enfant butorde non moins qu’orde.
Aux barrières du Louvre elle dormait, la garde :
Les palais sont de grands ports où la nuit aborde ;
Corse, kamoulcke, kurde, iroquoise et lombarde
Le catafalque est ceint de la jobarde horde.
Sa veille n’eût point fait camuse la camarde :
Il faut qu’un rictus torde et qu’une bouche morde.
La lame ou la dent tranche autant que le plomb arde :
Poudre aux moineaux, canons place de la Concorde.
Arme blême, le dail ne craint point l’espingarde :
Tonne, signal de deuil ; vibre, macabre corde.
Les Suisses du pavé heurtent la hallebarde :
Seigneur, prends le défunt en ta miséricorde.
La peur
Roses de feu, blanches d’effroi,
Les trois
Filles sur le mur froid
Regardent luire les grimoires ;
Et les spectres de leurs mémoires
Sont évoqués sur les parquets,
Avec l’ombre de doigts marqués
Aux murs de leurs chemises blanches,
Et de griffes comme des branches.
Le poêle noir frémit et mord
Des dents de sa tête de mort
Le silence qui rampe autour.
Le poêle noir, comme une tour
Prêtant secours à trois guerrières.
Ouvre ses yeux de meurtrières !
Roses de feu, blanches d’effroi,
En longues chemises de cygnes,
Les trois
Filles, sur le mur froid
Regardant grimacer les signes,
Ouvrent, les bras d’effroi liés,
Leurs yeux comme des boucliers.
Chanson décervelage
Je fus pendant longtemps ouvrier ébéniste,
Dans la ru’ du Champ d’Mars, d’la paroiss’ de Toussaints.
Mon épouse exerçait la profession d’ modiste,
Et nous n’avions jamais manqué de rien.
Quand le dimanche s’annonçait sans nuage,
Nous exhibions nos beaux accoutrements
Et nous allions voir le décervelage
Ru’ d’l’Échaudé, passer un bon moment.
Voyez, voyez la machin’ tourner,
Voyez, voyez la cervelle sauter,
Voyez, voyez les Rentiers trembler ;
Hourra, cornes-au-cul, vive le Père Ubu
!
Nos deux marmots chéris, barbouillés d’confitures,
Brandissant avec joi’ des poupins en papier,
Avec nous s’installaient sur le haut d’la voiture
Et nous roulions gaîment vers l’Échaudé.
On s’précipite en foule à la barrière,
On s’fich’ des coups pour être au premier rang ;
Moi je m’mettais toujours sur un tas d’pierres
Pour pas salir mes godillots dans l’ sang.
Voyez, voyez la machin’ tourner, ….
Bientôt ma femme et moi nous somm’s tout blancs d’cervelle,
Les marmots en boulottent et tous nous trépignons
En voyant l’Palotin qui brandit sa lumelle,
Et les blessur’s et les numéros d’plomb.
Soudain j’perçois dans l’coin, près d’la machine,
La gueul’ d’un bonz’ qui n’m’revient qu’à moitié.
Mon vieux, que j’dis, je reconnais ta bobine,
Tu m’as volé, c’e
st
pas moi qui t
’
plaindrai.
Voyez, voyez la machin’ tourner, ….
Soudain j’me sens tirer la manch’ par mon épouse:
Espèc’ d’andouill’, qu’ell’ m’dit, v’là l’moment d’te montrer:
Flanque-lui par la gueule un bon gros paquet d’bouse,
V’là l’Palotin qu’a ju
st
’
le dos tourn
é
.
En entendant ce raisonn’ment superbe,
J’attrap’ sus l’coup mon courage à deux mains:
J’flanque au Rentier une gigantesque merdre
Qui s’aplatit sur l’nez du Palotin.
Voyez, voyez la machin’ tourner, ….
Aussitôt j’suis lancé par-dessus la barrière,
Par la foule en fureur je me vois bousculé
Et j’suis précipité la tête la première
Dans l’grand trou noir d’ous qu’on n’revient jamais.
Voilà c’que c’e
st
qu
’
d
’
aller s
’
prom
’
ner l
’
dimanche
Rue d’l’Échaudé pour voir décerveler,
Marcher l’Pinc’-Porc ou bien l’Démanch’-Comanche,
On part vivant et l’on revient tudé.
Voyez, voyez la machin’ tourner, ….
La régularité de la châsse
(...)
Pris
Dans l'eau calme de granit gris,
nous voguons sur la lagune dolente.
Notre gondole et ses feux d'or
dort
lente.
(...)
Clair,
un vol d'esprits flotte dans l'air :
corps aériens transparents, blancs linges,
inquiétants regards dardés
des
sphinges.
Et
le criblant d'un jeu de palet,
fins disques, brillez au toit gris des limbes
mornes et des souvenirs feus,
bleus
nimbes...
La
gondole spectre que hala
la mort sous les ponts de pierre en ogive,
illuminant son bord brodé
dé-
rive.
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