BLOCH, Marc



l’Etrange Défaite


Nous sommes beaucoup à avoir mesuré, très tôt, l’abîme où la diplomatie de Versailles et la diplomatie de la Ruhr menaçaient de nous précipiter. Nous comprenions qu’elles réussissaient ce merveilleux coup double : nous brouiller avec nos alliés de la veille ; maintenir toute saignante, notre antique querelle avec les ennemis que nous venions à grand-peine de vaincre. Or, nous n’ignorions pas ce que représentaient de puissance latente et la Grande-Bretagne et l’Allemagne. Les mêmes hommes, ou peu s’en faut, que nous avons vus nous conseiller, aujourd’hui avant même que l’heure en eût sonné, la triste sagesse de Louis XVIII, nous engageaient alors à la magnificence de Louis XIV. Nous n’étions pas assez sots pour croire, avec eux, que dans une France appauvrie, relativement dépeuplée et d’un potentiel industriel médiocre, une pareille politique fût de saison : si tant est qu’elle l’ait jamais été. Comme nous n’étions pas prophètes, nous n’avions pas deviné le nazisme. Mais nous prévoyions bien que sous une forme dont nous nous avouions incapables de dessiner, avec précision, les contours, le sursaut allemand viendrait, un jour, alimenté par les rancunes, dont nos folies multipliaient la semence, et que son déclenchement serait terrible. Si l’on nous avait interrogés sur l’issue vraisemblable d’une seconde guerre, nous aurions répondu, sans doute, par l’espoir d’une seconde victoire. Mais, sans nous dissimuler que, dans cette tourmente renouvelée, la civilisation européenne risquait de sombrer à jamais. Nous sentions, d’autre part, dans l’Allemagne d’alors, la montée encore timide de bonnes volontés, franchement pacifiques, honnêtement libérales, qu’il ne tenait qu’à nos chefs d’encourager. Nous savions tout cela. Et pourtant, paresseusement, lâchement, nous avons laissé faire. Nous avons craint le heurt de la foule, les sarcasmes de nos amis, l’incompréhensif mépris de nos maîtres. Nous n’avons pas osé être, sur la place publique, la voix qui crie, d’abord dans le désert, mais du moins, quel que soit le succès final, peut toujours se rendre la justice d’avoir crié sa foi. Nous avons préféré nous confiner dans la craintive quiétude de nos ateliers. Puissent nos cadets nous pardonner le sang qui est sur nos mains !

Tout ce qu’on a lu plus haut sur les faiblesses qui, peu à peu, minaient la robuste santé du pays, sur la léthargie intellectuelle des classes dirigeantes et leurs rancœurs, sur les illogiques propagandes dont les mixtures frelatées intoxiquaient nos ouvriers, sur notre gérontocratie, sur le malaise de l’armée, dans la nation, tout cela ou presque tout, il y a longtemps que nous nous le murmurions, entre amis choisis. Combien ont eu le cran de parler plus fort ?

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Le patriotisme des aristocrates s'est révélé une attitude destinée à obtenir du peuple la soumission à l'Etat, tant qu'elles en tiendraient la direction. Du jour où en 1932, elles craignirent de la perdre, du jour où en 1936 leurs craintes se confirmèrent, elles se retrouvèrent d'instinct prêtes à en appeler à l'étranger, contre leur peuple. Leur manque de désir de la victoire créa dans tout le pays une atmosphère propice à la défaite et, venue enfin la débâcle, c'est avec une sorte de soulagement qu'elles se préparèrent à exercer le pouvoir sous la tutelle et au profit de l'ennemi.

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Les Allemands ont fait une guerre d'aujourd'hui, sous le signe de la vitesse. Nous n'avons pas seulement tenté de faire, pour notre part, une guerre de la veille ou de l'avant-veille. Au moment même où nous voyions les Allemands mener la leur, nous n'avons pas su ou pas voulu en comprendre le rythme, accordé aux vibrations accélérées d'une ère nouvelle. Si bien, qu'au vrai, ce furent deux adversaires appartenant chacun à un âge différent de l'humanité qui se heurtèrent sur nos champs de bataille.

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