LAFORGUE, Jules


Spleen

Tout m’ennuie aujourd’hui. J’écarte mon rideau,

En haut ciel gris rayé d’une éternelle pluie

En bas la rue où dans une brume de suie

Des ombres vont, glissant parmi les flaques d’eau.


Je regarde sans voir fouillant mon vieux cerveau,

Et machinalement sur la vitre ternie

Je fais du bout du doigt de la calligraphie.

Bah ! sortons, je verrai peut-être du nouveau


Pas de livres parus. Passants bêtes. Personne.

Des fiacres, de la boue, et l’averse toujours…

Puis le soir et le gaz et je rentre à pas lourds…



Résignation


Parasite insensé d’une obscure planète,

Dans l’infini tonnant d’éternelles clameurs,

Sur un point inconnu j’apparais et je meurs,

Et je veux qu’aussitôt tout le sache, et s’arrête !


Je veux que pour un cri perdu dans la tempête

Les océans soudain sèchent leurs flots hurleurs,

Et que pour apporter sur ma tombe des fleurs,

Les soleils en troupeaux accourent de leur Fête !


Pauvre cœur insensé ! brise-toi, tu n’es rien.

Et bien d’autres sont morts dont le cœur fut le tien,

Et la terre elle-même ira dans le silence.


Tout est dur et sans cœur et plus puissant que toi.

Souffre, aime, attends toujours et danse

Sans même demander l’universel Pourquoi.


Dans la rue

C’est le trottoir avec ses arbres rabougris.
Des mâles égrillards, des femelles enceintes,
Un orgue inconsolable ululant ses complaintes,
Les fiacres, les journaux, la réclame et les cris.

Et devant les cafés où des hommes flétris
D’un oeil vide et muet contemplaient leurs absinthes
Le troupeau des catins défile lèvres peintes
Tarifant leurs appas de macabres houris.

Et la Terre toujours s’enfonce aux steppes vastes,
Toujours, et dans mille ans Paris ne sera plus
Qu’un désert où viendront des troupeaux inconnus.

Pourtant vous rêverez toujours, étoiles chastes,
Et toi tu seras loin alors, terrestre îlot
Toujours roulant, toujours poussant ton vieux sanglot.


Complainte sur certains ennuis

Un couchant des Cosmogonies !
Ah ! que la Vie est quotidienne...
Et, du plus vrai qu'on se souvienne,
Comme on fut piètre et sans génie...

On voudrait s'avouer des choses,
Dont on s'étonnerait en route,
Qui feraient une fois pour toutes !
Qu'on s'entendrait à travers poses.

On voudrait saigner le Silence,
Secouer l'exil des causeries ;
Et non ! ces dames sont aigries
Par des questions de préséance.

Elles boudent là, l'air capable.
Et, sous le ciel, plus d'un s'explique,
Par quel gâchis suresthétique
Ces êtres-là sont adorables.

Justement, une nous appelle,
Pour l'aider à chercher sa bague,
Perdue (où dans ce terrain vague ?)
Un souvenir d'AMOUR, dit-elle !


Ces êtres-là sont adorables!


Pour le livre d'amour


Je puis mourir demain et je n'ai pas aimé.

Mes lèvres n'ont jamais touché lèvres de femme,

Nulle ne m'a donné dans un regard son âme,

Nulle ne m'a tenu contre son cœur pâmé.


Je n'ai fait que souffrir, pour toute la nature,

Pour les êtres, le vent, les fleurs, le firmament,

Souffrir par tous mes nerfs, minutieusement

Souffrir de n'avoir pas d'âme encore assez pure.


J'ai craché sur l'amour et j'ai tué la chair!

Fou d'orgueil, je me suis roidi contre la vie!

Et seul sur cette Terre à l'Instinct asservie

Je défiais l'Instinct avec un rire amer.


Partout, dans les salons, au théâtre, à l'église,

Devant ces hommes froids, les plus grands, les plus fins,

Et ces femmes aux yeux doux, jaloux ou hautains

Dont on redorerait chastement l'âme exquise,


Je songeais : tous en sont venus là! J'entendais

Les râles de l'immonde accouplement des brutes !

Tant de fanges pour un accès de trois minutes!

Hommes, soyez corrects ! ô femmes, minaudez!


Complainte du temps et de sa commère l'espace

Je tends mes poignets universels dont aucun

N'est le droit ou le gauche, et l'espace, dans un

Va-et-vient giratoire, y détrame les toiles

D'azur pleines de cocons à fœtus d'Étoiles.

Et nous nous blasons tant, je ne sais où, les deux

Indissolubles nuits aux orgues vaniteux

De nos pores à soleils, où toute cellule

Chante: moi ! Moi ! Puis s'éparpille, ridicule !

Elle est l'infini sans fin, je deviens le temps

Infaillible. C'est pourquoi nous nous perdons tant.

Où sommes-nous ? Pourquoi ? Pour que Dieu s'accomplisse ?

Mais l'éternité n'y a pas suffi ! Calice

Inconscient, où tout coeur crevé se résout,

Extrais-nous donc alors de ce néant trop tout !

Que tu fisses de nous seulement une flamme,

Un vrai sanglot mortel, la moindre goutte d'âme !

Mais nous bâillons de toute la force de nos

Touts, sûrs de la surdité des humains échos.

Que ne suis-je indivisible ! Et toi, douce espace,

Où sont les steppes de tes seins, que j' y rêvasse ?

Quand t'ai-je fécondée à jamais ? Oh ! Ce dut

Etre un spasme intéressant ! Mais quel fut mon but ?

Je t'ai, tu m'as. Mais où ? Partout, toujours. Extase

Sur laquelle, quand on est le temps, on se blase.


Or, voilà des spleens infinis que je suis en

Voyage vers ta bouche, et pas plus à présent

Que toujours, je ne sens la fleur triomphatrice

Qui flotte, m'as-tu dit, au seuil de ta matrice.

Abstraites amours ! Quel infini mitoyen

Tourne entre nos deux Touts ? Sommes-nous deux ? ou bien

(Tais-toi si tu ne peux me prouver à outrance,

Illico, le fondement de la connaissance,


Et, par ce chant: Pensée, Objet, Identité !

Souffler le doute, songe d'un siècle d'été)

Suis-je à jamais un solitaire Hermaphrodite,

Comme le ver solitaire, ô ma Sulamite ?

Ma complainte n'a pas eu de commencement,

Que je sache, et n'aura nulle fin ; autrement,

Je serais l'anachronisme absolu. Pullule

Donc, azur possédé du mètre et du pendule !


Ô Source du Possible, alimente à jamais

Des pollens des soleils d'exil, et de l'engrais

Des chaotiques hécatombes, l'automate

Universel où pas une loi ne se hâte.

Nuls à tout, sauf aux rares mystiques éclairs

Des élus, nous restons les deux miroirs d'éther

Réfléchissant, jusqu'à la mort de ces Mystères,

Leurs Nuits que l'amour jonche de fleurs éphémères.



Couchant d'hiver

Au Bois


Quel couchant douloureux nous avons eu ce soir!

Dans les arbres pleurait un vent de désespoir,

Abattant du bois mort dans les feuilles rouillées.

À travers le lacis des branches dépouillées

Dont l'eau-forte sabrait le ciel bleu-clair et froid,

Solitaire et navrant, descendait l'astre-roi.

Ô Soleil ! l'autre été, magnifique en ta gloire,

Tu sombrais, radieux comme un grand Saint-Ciboire,

Incendiant l'azur! À présent, nous voyons

Un disque safrané, malade, sans rayons,

Qui meurt à l'horizon balayé de cinabre,

Tout seul, dans un décor poitrinaire et macabre,

Colorant faiblement les nuages frileux

En blanc morne et livide, en verdâtre fielleux,

Vieil or, rose-fané, gris de plomb, lilas pâle.

Oh! c'est fini, fini! longuement le vent râle,

Tout est jaune et poussif; les jours sont révolus,

La Terre a fait son temps; ses reins n'en peuvent plus.

Et ses pauvres enfants, grêles, chauves et blêmes

D'avoir trop médité les éternels problèmes,

Grelottants et voûtés sous le poids des foulards

Au gaz jaune et mourant des brumeux boulevards,

D'un œil vide et muet contemplent leurs absinthes,

Riant amèrement, quand des femmes enceintes

Défilent, étalant leurs ventres et leurs seins,

Dans l'orgueil bestial des esclaves divins...


Ouragans inconnus des débâcles finales,

Accourrez! déchaînez vos trombes de rafales!

Prenez ce globe immonde et poussif! balayez

Sa lèpre de cités et ses fils ennuyés !

Et jetez ses débris sans nom au noir immense!

Et qu'on ne sache rien dans la grande innocence

Des soleils éternels, des étoiles d'amour,

De ce Cerveau pourri qui fut la Terre, un jour.