LEMAITRE, Pierre
Au revoir là-haut
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Albert Maillard. C'était un garçon mince, de tempérament légèrement lymphatique, discret. Il parlait peu, il s'entendait bien avec les chiffres. Avant la guerre, il était caissier dans une filiale de la Banque de l'Union parisienne. Le travail ne lui plaisait pas beaucoup, il y était resté à cause de sa mère. Mme Maillard n'avait qu'un fils et elle adorait les chefs. Alors bien sûr, Albert chef d'une banque, vous parlez, elle avait été immédiatement enthousiaste, convaincue qu'"avec son intelligence" il ne tarderait pas à se hisser au sommet. Ce goût exacerbé pour l'autorité lui venait de son père, adjoint au sous-chef de bureau au ministère des Postes, qui concevait la hiérarchie de son administration comme une métaphore de l'univers. Mme Maillard aimait tous les chefs, sans exception. Elle n'était pas regardante sur leur qualité ni sur leur provenance. Elle avait des photos de Clemenceau, de Maurras, de Poincaré, de Jaurès, de Joffre, de Briand... Depuis qu'elle avait perdu son mari qui commandait une escouade de surveillants en uniforme au musée du Louvre, les grands hommes lui procuraient des sensations inouïes. Albert n'était pas chaud pour la banque, mais il l'avait laissée dire, avec sa mère c'est encore ce qui marchait le mieux. Il avait quand même commencé à tirer ses plans. Il voulait partir, il avait des envies de Tonkin, assez vagues, il est vrai. En tout cas, quitter son emploi de comptable, faire autre chose. Mais Albert n'était pas un type rapide, tout lui demandait du temps. Et très vite, il y avait eu Cécile, la passion tout de suite, les yeux de Cécile, la bouche de Cécile, le sourire de Cécile, et puis forcément, après, les seins de Cécile, le cul de Cécile, comment voulez-vous penser à autre chose.
Pour nous, aujourd'hui, Albert Maillard ne semble pas très grand, un mètre soixante-treize, mais pour son époque, c'était bien. Les filles l'avaient regardé autrefois. Cécile surtout. Enfin... Albert avait beaucoup regardé Cécile et, au bout d'un moment, à force d'être fixée comme ça, presque tout le temps, bien sûr, elle s'était aperçue qu'il existait et elle l'avait regardé à son tour. Il avait un visage attendrissant. Une balle lui avait éraflé la tempe droite pendant la Somme. Il avait eu très peur, mais en avait été quitte pour une cicatrice en forme de parenthèse qui lui tirait légèrement l'oeil de côté et qui lui donnait un genre. À sa permission suivante, Cécile, rêveuse et charmée, l'avait caressée du bout de l'index, ce qui n'avait pas arrangé son moral. Enfant, Albert avait un petit visage pâle, presque rond, avec des paupières lourdes qui lui donnaient un air de Pierrot triste. Mme Maillard se privait de manger pour lui donner de la viande rouge, persuadée qu'il était blanc parce qu'il manquait de sang. Albert avait eu beau lui expliquer mille fois que ça n'avait rien à voir, sa mère n'était pas du genre à changer d'avis comme ça, elle trouvait toujours des exemples, des raisons, elle avait horreur d'avoir tort, même dans ses lettres elle revenait sur des choses qui remontaient à des années, c'était vraiment pénible. À se demander si ce n'était pas pour ça qu'Albert s'était engagé dès le début de la guerre. Quand elle l'avait appris, Mme Maillard avait poussé les hauts cris, mais c'était une femme tellement démonstrative qu'il était impossible de démêler chez elle ce qui relevait de la frayeur et du théâtre. Elle avait hurlé, s'était arraché les cheveux, et s'était vite ressaisie. Comme elle avait une conception assez classique de la guerre, elle avait été rapidement convaincue qu'Albert, "avec son intelligence", ne tarderait pas à briller, à monter en grade, elle le voyait partir à l'assaut, en première ligne. Dans son esprit, il effectuait une action héroïque, il devenait aussitôt officier, capitaine, commandant, ou davantage, général, ce sont des choses qu'on voit à la guerre. Albert avait laissé dire en préparant sa valise.
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Et nous voilà de nouveau harnachés, pensa Albert, prêts à escalader les échafauds (c'est comme ça qu'on appelait les échelles utilisées pour sortir de la tranchée, vous parlez d'une perspective) et à foncer la tête la première vers les lignes ennemies. Tous les gars, en file indienne, tendus comme des arcs, peinaient à avaler leur salive. Albert était en troisième position, derrière Berry et le jeune Péricourt qui se retourna, comme pour vérifier que tout le monde était bien là. Leurs regards se croisèrent, Péricourt lui sourit, un sourire d'enfant qui s'apprête à faire une bonne blague. Albert tenta de sourire à son tour mais il n'y parvint pas. Péricourt revint à sa position. On attendait l'ordre d'attaquer, la fébrilité était presque palpable. Les soldats français, scandalisés par la conduite des Boches, étaient maintenant concentrés sur leur fureur. Au-dessus d'eux, les obus striaient le ciel dans les deux sens et secouaient la terre jusque dans les boyaux.
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Quelques minutes plus tard, légèrement voûté, Albert court dans un décor de fin du monde, noyé sous les obus et les balles sifflantes, en serrant son arme de toutes ses forces, le pas lourd, la tête rentrée dans les épaules. La terre est épaisse sous les godillots parce qu'il a beaucoup plu ces jours-ci. À ses côtés, des types hurlent comme des fous, pour s'enivrer, pour se donner du courage. D'autres, au contraire, avancent comme lui, concentrés, le ventre noué, la gorge sèche. Tous se ruent vers l'ennemi, armés d'une colère définitive, d'un désir de vengeance. En fait, c'est peut-être un effet pervers de l'annonce d'un armistice. Ils en ont subi tant et tant que voir cette guerre se terminer comme ça, avec autant de copains morts et autant d'ennemis vivants, on a presque envie d'un massacre, d'en finir une fois pour toutes. On saignerait n'importe qui.
Même Albert, terrorisé par l'idée de mourir, étriperait le premier venu. Or, il y a eu pas mal d'obstacles; en courant, il a dû dériver sur la droite. Au début, il a suivi la ligne fixée par le lieutenant, mais avec les balles sifflantes, les obus, on zigzague, forcément. D'autant que Péricourt qui avançait juste devant lui vient de se faire faucher par une balle et s'est écroulé quasiment dans ses pattes, Albert n'a eu que le temps de sauter par-dessus. Il perd l'équilibre, court plusieurs mètres sur son élan et tombe sur le corps du vieux Grisonnier, dont la mort, inattendue, a donné le signal de départ à cette ultime hécatombe.
Malgré les balles qui sifflent tout autour de lui, en le voyant allongé là, Albert s'arrête tout net.
C'est sa capote qu'il reconnaît parce qu'il portait toujours ce truc à la boutonnière, rouge, ma "légion d'horreur", disait-il. Ce n'était pas un esprit fin, Grisonnier. Pas délicat, mais brave type, tout le monde l'aimait bien. C'est lui, pas de doute. Sa grosse tête s'est comme incrustée dans la boue et le reste du corps a l'air d'être tombé tout en désordre. Juste à côté, il reconnaît le plus jeune, Louis Thérieux. Lui aussi est en partie recouvert de boue, recroquevillé, un peu dans la position du foetus. C'est touchant, mourir à cet âge-là, dans une attitude pareille...
Albert ne sait pas ce qui lui prend, une intuition, il attrape l'épaule du vieux et le pousse. Le mort bascule lourdement et se couche sur le ventre. Il lui faut quelques secondes pour réaliser, à Albert. Puis la vérité lui saute au visage: quand on avance vers l'ennemi, on ne meurt pas de deux balles dans le dos.
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Il enjambe le cadavre et fait quelques pas, toujours baissé, on ne sait pas pourquoi, les balles vous attrapent aussi bien debout que courbé, mais c'est un réflexe d'offrir le moins de prise possible, comme si on faisait tout le temps la guerre dans la crainte du ciel. Le voici devant le corps du petit Louis. Il a serré ses poings près de sa bouche, comme ça, c'est fou ce qu'il a l'air jeune, quoi, vingt-deux ans.
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