S ÉNANCOUR, Etienne de
Obermann
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Je suis seul; les forces de mon cœur ne sont point communiquées, elles réagissent dans lui, elles attendent: me voilà dans le monde, errant, solitaire au milieu de la foule qui ne m’est rien; comme l’homme frappé dès longtemps d’une surdité accidentelle, et dont l’œil avide se fixe sur tous ces êtres muets qui passent et s’agitent devant lui. Il voit tout, et tout lui est refusé; il devine les sons qu’il aime, il les cherche, et ne les entend pas; il souffre le silence de toutes choses au milieu du bruit du monde.
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Si je n’ai point la paix du bonheur, il me faut l’activité d’une vie forte. Certes, je ne veux pas me traîner de degrés en degrés, prendre place dans la société, avoir des supérieurs avoués pour tels, afin d’avoir des inférieurs à mépriser. Rien n’est burlesque comme cette hiérarchie des mépris qui descend selon des proportions très-exactement nuancées, et embrasse tout l’État, depuis le prince soumis à Dieu seul, dit-il, jusqu’au plus pauvre décrotteur du faubourg, soumis à la femme qui le loge la nuit sur de la paille usée. Un maître d’hôtel n’ose marcher dans l’appartement de monsieur ; mais, dès qu’il s’est retourné vers la cuisine, le voilà qui règne. Vous prendriez pour le dernier des hommes le marmiton qui tremble sous lui ? Pas du tout : il commande durement à la femme pauvre qui vient emporter les ordures, et qui gagne quelques sous par sa protection. Le valet que l’on charge des commissions est homme de confiance ; il donne lui-même ses commissions au valet dont la figure moins heureuse est laissé aux gros ouvrages ; et le mendiant qui a su se mettre en vogue accable de tout son génie le mendiant qui n’a pas d’ulcère.
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