REVERDY, Pierre


Le temps et moi


Dans le sous-sol le plus secret de ma détresse

Où le vice a reçu la trempe de la mort

je redonne le ton au disque

Le refrain à la vie

Un terme à mon remords


Dans le cercle sans horizon où se lamente la nature

Si la chaleur qui passe du sang à ton esprit

Tu pouvais suivre la mesure

En te hâtant sans bruit au tournant de la peur

Tout ce qu'on m'a repris des roues de la poitrine

Cette montre qui sonne l'heure sans arrêt

Et l'amère lueur qui coulait goutte à goutte

Entre la main et l'œil

Le chemin de la peau

La débâcle au bruit sec de la glace légère qui se brise au r é veil


Je vais plus loin la main tendue au mouvement

inconscient de la pendule

Une curiosité perçante au fond du cœur

Et pour toi dans la tempe le bruit sourd qui ondule

Des fièvres du péché à l'haleine des fleurs


Va-et-vient lumineux

Ressac de la fatigue

Goutte à goutte le temps creuse ta pierre nue

Poitrine ravinée par l'acier des minutes

Et la main dans le dos qui pousse à l'inconnu




Tard dans la Vie

Je suis dur

Je suis tendre

Et j'ai perdu mon temps

A rêver sans dormir

A dormir en marchant

Partout où j'ai passé

J'ai trouvé mon absence

Je ne suis nulle part

Excepté le néant

Mais je porte caché au plus haut des entrailles

A la place où la foudre a frappé trop souvent

Un coeur où chaque mot a laissé son entaille

Et d'où ma vie s'égoutte au moindre mouvement.



Later in ‘t leven


Ik ben hard

en ik ben zacht

en ik heb mijn tijd verdaan

met te dromen zonder te slapen

en al slapend te gaan.

Overal waar ik ben geweest

heb ik mijn afwezigheid gevonden.

Behalve in het niets,

ben ik nergens,

maar ik tors, verborgen in mijn diepste binnenste,

daar waar de liefde te vaak tekeerging,

een hart waar elk woord zijn keep heeft gekorven

en waar mijn leven weglekt bij de minste beweging.


Vertaling: Z. DE MEESTER




Nomade

La porte qui ne s’ouvre pas

La main qui passe

Au loin un verre qui se casse
La lampe fume

Les étincelles qui s’allument

Le ciel est plus noir
Sur les toits

Quelques animaux

Sans leur ombre
Un regard

Une tache sombre

La maison où l’on n’entre pas



Jour éclatant


Un mouvement de bras

Comme un battement d’ailes

Le vent qui se déploie

Et la voix qui appelle

Vers le silence épais

qu’aucun souffle ne ride

Les larmes du matin et les doigts de la rive

L’eau qui couleau dehors

L’ornière suit le pas

Le soleil se déroule

Et le ciel ne tient pas

L’arbre du carrefour se penche et interroge

La voiture qui roule enfonce l’horizon

Tous les murs au retour sèchent contre le vent

Et le chemin perdu se cache sous le pont

Quand la forêt remue

Et que la nuit s’envole

Entre les branches mortes où la fumée s’endort

L’œil fermé au couchant

La dernière étincelle

Sur le fil bleu du ciel

le cri d’une hirondelle



Carrefour


S’arrêter devant le soleil

Après la chute ou le réveil

Quitter la cuirasse du temps

Se reposer sur un nuage blanc

Et boire au cristal transparent

De l'air

De la lumière

Un rayon sur le bord du verre

Ma main déçue n'attrape rien

Enfin tout seul j'aurai vécu

Jusqu'au dernier matin


Sans qu'un mot m'indiquât quel fut le bon chemin



Reflux


Quand le sourire éclatant des façades déchire le décor fragile du matin ; quand l'horizon est encore plein du sommeil qui s'attarde, les rêves murmurant dans les ruisseaux des haies ; quand la nuit rassemble ses haillons pendus aux basses branches, je sors, je me prépare, je suis plus pâle et plus tremblant que cette page où aucun mot du sort n'était encore inscrit. Toute la distance de vous à moi — de la vie qui tressaille à la surface de ma main au sourire mortel de l'amour sur sa fin — chancelle, déchirée.

La distance parcourue d'une seule traite sans arrêt, dans les jours sans clarté et les nuits sans sommeil. Et ce soir, je voudrais d'un effort surhumain, secouer toute cette épaisseur de rouille — cette rouille affamée qui déforme mon coeur et me ronge les mains. Pourquoi rester si longtemps enseveli sous les décombres des jours et de la nuit, la poussière des ombres. Et pourquoi tant d’amour et pourquoi tant de haine. Un sang léger bouillonne à grandes vagues dans des vases de prix. Il court dans les fleuves du corps, donnant à la santé toutes les illusions de la victoire. Mais le voyageur exténué, ébloui, hypnotisé par les lueurs fascinantes des phares, dort debout, il ne résiste plus aux passes magnétiques de la mort. Ce soir je voudrais dépenser tout l’or de ma mémoire, déposer mes bagages trop lourds. Il n’y a plus devant mes yeux que le ciel nu, les murs de la prison qui enserrait ma tête, les pavés de la rue. Il faut remonter du plus bas de la mine, de la terre épaissie par l’humus du malheur, reprendre l’air dans les recoins les plus obscurs de la poitrine, pousser vers les hauteurs — où la glace étincelle de tous les feux croisés de l’incendie — où la neige ruisselle, le caractère dur, dans les tempêtes sans tendresse de l’égoïsme et les décisions tranchantes de l’esprit.