SCEVE, Maurice
La Délie
…..
I
L'oeil trop ardent en mes jeunes erreurs
Girouettait, mal caut, à l'impourvue :
Voici - ô peur d'agréables terreurs -
Mon basilisque, avec sa poignant' vue
Perçant Corps, Coeur et Raison dépourvue,
Vint pénétrer en l'âme de mon âme.
Grand fut le coup, qui sans tranchante lame
Fait que, vivant le Corps, l'Esprit dévie,
Piteuse hostie au conspect de toi, Dame,
Constituée Idole de ma vie.
VI
Libre vivais en l'Avril de mon âge,
De cure exempt sous celle adolescence,
Ou l'oeil, encor non expert de dommage,
Se vit surpris de la douce présence,
Qui par sa haute, et divine excellence
M'étonna l'Ame, et le sens tellement,
Que de ses yeux l'archier tout bellement
Ma liberté lui à toute asservie :
Et dès ce jour continuellement
En sa beauté gît ma mort, et ma vie.
XVII
Plutôt seront Rhône, et Saône déjoints,
Que d’avec toi mon cœur se désassemble :
Plutôt seront l’un, et l’autre Mont joints,
Qu’avecques nous aucun discord s’assemble :
Plutôt verrons et toi, et moi ensemble
Le Rhône aller contremont lentement,
Saône monter très violentement,
Que ce mien feu, tant soit peu, diminue,
Ni que ma foi décroisse aucunement.
Car ferme amour sans eux est plus, que nue.
XXII
Comme Hécaté tu me feras errer
Et vif, et mort cent ans parmi les Ombres :
Comme Diane au Ciel me resserrer,
D'ou descendis en ces mortels encombres :
Comme régnante aux infernales umbres
Amoindriras, ou accroîtras mes peines.
Mais comme Lune infuse dans mes veines
Celle tu fus, es, et seras délie,
Qu'Amour à joint a mes pensées vaines
Si fort, que Mort jamais ne l'en délie.
CXLIV
En toi je vis, où que tu sois absente :
En moi je meurs, ou que soye present.
Tant loin sois-tu, toujours tu es présente :
Pour près que soye, encore suis je absent.
Et si nature outragée se sent
De me voir vivre en toi trop plus, qu'en moi :
Le haut pouvoir, qui ouvrant sans émoi,
Infuse l'âme en ce mien corps passible,
La prévoyant sans son essence en soi,
En toi l'étend, comme en son plus possible.
CXLVIII
Vois que l'hiver tremblant en son séjour,
Aux champs tout nus sont leurs arbres faillis.
Puis le printemps ramenant le beau jour,
Leur sont bourgeons, feuilles, fleurs, fruits saillis.
Arbres, buissons, et haies, et taillis
Se crêpent lors en leur gaie verdure.
Tant que sur moi le tien ingrat froid dure,
Mon espoir est dénué de son herbe
Puis, retournant le doux ver sans froidure,
Mon an se frise en son avril superbe.
CCLXXXVIII
Plus je poursuis par le discours des yeux
L'art, et la main de telle portraiture,
Et plus j'admire, et adore les Cieux
Accomplissant si belle Créature,
Dont le parfait de sa linéature
M'émeut le sens, et l'imaginative :
Et la couleur du vif imitative
Me brule, et ard jusques a l'esprit rendre.
Que deviendrais je en la voyant lors vive ?
Certainement je tomberais en cendre.
CCCLXII
Ne du passé la recente mémoire,
Ne du présent la connue évidence,
Et du futur, aucunesfoyi notoire,
Ne peut en moi la sage providence :
Car sur ma foi la peur fait résidence,
Peur, qu'on ne peul pour vice impropérer.
Car quand mon coeur pour vouloir prospérer
Sur l'incertain d'oui, et non se boute,
Tousjours espère : et le trop espérer
M'émeut souvent le vacciller du doute.
CDVII
En moi saisons et âges finissants
De jour en jour découvrent leur fallace*
Tournant les Jours et Mois et Ans glissants,
Rides arants déformeront ta face.
Mais ta vertu, qui par temps ne s'efface,
Comme la bise en allant acquiert force,
Incessamment de plus en plus s'efforce
A illustrer tes yeux par mort ternis.
Parquoi, vivant sous verdoyante écorce,
S'égalera aux Siècles infinis.
…..
* fallace = ruse
CDXXI
Voulant je veux, que mon si haut vouloir
De son bas vol s'étende à la volée,
Ou ce mien vueil ne peut en rien valoir,
Ne la pensée, ainsi comme avolée,
Craihnant qu'en fin Fortune l'esvolée
Avec Amour pareillement volage
Veuillent voler le sens, et le fol âge,
Qui s'envolant avec ma destinée,
Ne soustrairont l'espoir, qui me soulage
Ma volonté saincement obstinée.