FARGUE, Léon-Paul
La gare
A Arthur Fontaine
Gare de la douleur j’ai fait toutes tes routes.
Je ne peux plus aller, je ne peux plus partir.
J’ai traîné sous tes ciels, j’ai crié sous tes voûtes.
Je me tends vers le jour où j’en verrai sortir
Le masque sans regard qui roule á ma rencontre
Sur le crassier livide où je rampe vers lui,
Quand le convoi des jours qui brûle ses décombres
Crachera son repas d’ombres pour d’autres ombres
Dans l’étable de fer où rumine la nuit.
Ville de fiel, orgues brumeuses sous l’abside
Où les jouets divins s’entrouvrent pour nous voir,
Je n’entends plus gronder dans ton gouffre l’espoir
Que me soufflaient tes choeurs, que me traçaient tes signes,
A l’heure où les maisons s’allument pour le soir.
Ruche du miel amer où les hommes essaiment,
Port crevé de strideurs, noir de remorqueurs,
Dont la huée enfonce sa clef dans le coeur
Haïssable et hagard des ludions qui s’aiment,
Torpilleur de la chair contre les vieux mirages
Dont la salve défait et refait les visages,
Sombre école du soir où la classe rapporte
L’erreur de s’embrasser, l’erreur de se quitter,
Il y a bien longtemps que je sais écouter
Ton écluse qui souffre à deux pas de ma porte.
Je suis venu chez toi du temps de ma jeunesse.
Je me souviens du coeur,je me souviens du jour
Où j'ai quitté sans bruit pour surprendre l'amour
Mes parents qui lisaient, la lampe, la tendresse
Et ce vieux logement que je verrai toujours.
Sur l'atlas enfumé, sur la courbe vitreuse,
J'ai guidé mon fanal au milieu de mes frères.
Les ombres commençaient le halage nocturne.
Le mètre, le ruban filaient dans leur poterne
Les hommes s'enroulaient autour d'un dévidoir
La boutique, l’enclume à l’oreille cassée,
La forge qui respire une dernière prise,
La terrasse qui sent le sable et la liqueur
Rougissaient par degré sur le livre d’images
Et gagnaient lentement leur place dans l’église.
Un tramway secouait en frôlant les feuillages
Son harnais de sommeil dans les flaques des rues.
L’hippocampe roulait sa barque et sa lanterne
Sur les pièges du fer et sur les clefs perdues.
Il y avait un mur assommé de traverses
Avec un bec de gaz tout taché de rousseur
Où fusait tristement les insectes des arbres
Sous le regard absent des éclairs de chaleur.
L’odeur d’un quartier sombre où se fondent les graisses
Envoyait gauchement ses corbeaux sur le ciel.
Une lampe filait dans l’étude du soir.
Une cour bruissait dans son gâteau de miel.
Une vitre battait comme un petit cahier
Contre le tableau noir où la main du vieux maître
Posait et retirait doucement les étoiles.
Les femmes s’élançaient comme des araignées
Quand un passant marchait sur le bord de leur toile.
Les grands fonds soucieuxbourbillaient de plongeurs
Que le masque futur cherchait comme il me cherche
Le présage secret qui chasse sur les hommes
Nageait d’un peu plus près sur ma tête baissée.
Je me suis retrouvé sous la terrasse des vitres
Dans les plants ruisselants, les massifs des visages
Scellés du nom, de l’âge et du secret du coffre,
Du nécessaire d’os et du compas de chair,
En face du tunnel où se cache la fée
De l’aube, qui demain vendra ses madeleines
Sur un quai somnolent tout mouillé de rosée
Dans le bruit du tambour, dans le bruit de la mer.
J’ai longé tout un soir tes grands trains méditants,
Triangles vigilants, braises, bielles couplées,
Sifflets doux, percement lointain des courtilières
Cagoules qui clignez bassement par vos fentes,
Avec deux passants noirs penchés sur la rambarde
Au – dessus du fournil du pont de la Chapelle
Où le guerrier déchu qui mène les hommes
Encrasse son panache avec un bruit de chaînes,
Et le grand disque vert de la rue de Jessaint,
Gare de ma jeunesse et de ma solitude
Que l’orage parfois saluait longuement,
J’aurai longtemps connu tes regards et tes rampes,
Tes bâillements trempés, tes cris froids, tes attentes,
J’ai suivi tes passants, j’ai doublé tes départs,
Debout contre un pilier j’en aurai pris ma part
Au moment de buter au heurtoir de l’impasse,
A l’heure qu’il faudra renverser la vapeur
Et que j’embrasserai sur sa bouche carrée
Le masque ardent et dur qui prendra mon empreinte
Dans le long cri d’adieu de tes portes fermées