VERHAEREN, Emile


C‘est la ville tentaculaire,

La pieuvre ardente et l ossuaire

Et la carcasse solennelle.

Et ses chemins d ici vont à l infini

Vers elle


Vous m’avez dit, tel soir…


Vous m’avez dit, tel soir, des paroles si belles

Que sans doute les fleurs, qui se penchaient vers nous,

Soudain nous ont aimés et que l’une d’entre elles,

Pour nous toucher tous deux, tomba sur nos genoux.


Vous me parliez des temps prochains où nos années,

Comme des fruits trop mûrs, se laisseraient cueillir ;

Comment éclaterait le glas des destinées,

Comment on s’aimerait, en se sentant vieillir.


Votre voix m’enlaçait comme une chère étreinte,

Et votre cœur brûlait si tranquillement beau

Qu’en ce moment, j’aurais pu voir s’ouvrir sans crainte

Les tortueux chemins qui vont vers le tombeau.


Le vent


Sur la bruyère longue infiniment,

Voici le vent cornant Novembre ;

Sur la bruyère, infiniment,

Voici le vent

Qui se déchire et se démembre,

En souffles lourds, battant les bourgs ;

Voici le vent,

Le vent sauvage de Novembre.


Aux puits des fermes,

Les seaux de fer et les poulies

Grincent ;

Aux citernes des fermes.

Les seaux et les poulies

Grincent et crient

Toute la mort, dans leurs mélancolies.


Le vent rafle, le long de l'eau,

Les feuilles mortes des bouleaux,

Le vent sauvage de Novembre ;

Le vent mord, dans les branches,

Des nids d'oiseaux ;

Le vent râpe du fer

Et peigne, au loin, les avalanches,

Rageusement du vieil hiver,

Rageusement, le vent,

Le vent sauvage de Novembre.


Dans les étables lamentables,

Les lucarnes rapiécées

Ballottent leurs loques falotes

De vitres et de papier.

- Le vent sauvage de Novembre ! -

Sur sa butte de gazon bistre,

De bas en haut, à travers airs,

De haut en bas, à coups d'éclairs,

Le moulin noir fauche, sinistre,

Le moulin noir fauche le vent,

Le vent,

Le vent sauvage de Novembre.


Les vieux chaumes, à cropetons,

Autour de leurs clochers d'église.

Sont ébranlés sur leurs bâtons ;

Les vieux chaumes et leurs auvents

Claquent au vent,

Au vent sauvage de Novembre.

Les croix du cimetière étroit,

Les bras des morts que sont ces croix,

Tombent, comme un grand vol,

Rabattu noir, contre le sol.


Le vent sauvage de Novembre,

Le vent,

L'avez-vous rencontré le vent,

Au carrefour des trois cents routes,

Criant de froid, soufflant d'ahan,

L'avez-vous rencontré le vent,

Celui des peurs et des déroutes ;

L'avez-vous vu, cette nuit-là,

Quand il jeta la lune à bas,

Et que, n'en pouvant plus,

Tous les villages vermoulus

Criaient, comme des bêtes,

Sous la tempête ?


Sur la bruyère, infiniment,

Voici le vent hurlant,

Voici le vent cornant Novembre.



Les heures claires


Pour que rien de nous deux n’échappe à notre étreinte,

Si profonde qu’elle en est sainte

Et qu’à travers le corps même, l’amour soit clair,

Nous descendons ensemble au jardin de la chair.


Tes seins sont là ainsi que des offrandes,

Et tes deux mains me sont tendues ;

Et rien ne vaut la naïve provende

Des paroles dites et entendues.


L’ombre des rameaux blancs voyage

Parmi ta gorge et ton visage

Et tes cheveux répandent leur toison

Merveilleuse, sur les gazons.


La nuit est toute d’argent bleu,

La nuit est un beau lit silencieux,

La nuit douce, dont les brises vont, une à une,

Effeuiller les grands lys dardés au clair de lune.



Un lambeau de patrie


Ce n'est qu'un haut de sol dans l'infini du monde.

Le nord

y déchaine le vent qui mord.

Ce n'est qu'un peu de terre avec sa mer au bord

Et le déroulement de sa dune inféconde.

…..
O Flandre,

Voilà comment tu vis,

Aprement, aujourd'hui ;

Voilà comment tu vis

Dans la gloire et sa flamme, et le deuil et sa cendre.

Jadis, je t'ai aimée avec un tel amour

Que je ne croyais pas qu'il eût pu croître un jour.

Mais je sais maintenant la ferveur infinie

Qui t'accompagne, ô Flandre, à travers l'agonie

Et t'assiste et te suit jusqu'au bord de la mort.

Et même, il est des jours de démence et de rage,

Où mon cœur te voudrait plus déplorable encor

Pour se pouvoir tuer à t'aimer davantage.



Een morzel vaderland


’t Is maar een molshoop in een onmetelijke wereld.

Het Noorden

ontketent er de bijtende wind.

’t Is maar een lapje grond met de zee aan boord

en gerol van schrale duinen.

…..
Ach Vlaanderen,

ziedaar hoe je leeft,

wrang leeft vandaag;

zie hoe je leeft

in glorierijke gloed, in rouw en as.

Eertijds heb ik met zo’n kracht van je gehouden

dat ik niet geloofde dat het nog heviger kon.

Maar ik ken nu de oneindige hartstocht

die je doorheen de doodsstrijd draagt, ach Vlaanderen,

die je meemaakt en je achtervolgt totterdood.

En meer nog, er zijn van die dagen van waanzin en razernij,

waarin mijn hart je nog poverder zou willen zien,

om te mogen vergaan en zo nog meer van je te houden.


Vertaling: Z. DE MEESTER




L'âme de la ville

Les toits semblent perdus

Et les clochers et les pignons fondus,

Dans ces matins fuligineux et rouges,

Où, feu à feu, des signaux bougent.


Une courbe de viaduc énorme

Longe les quais mornes et uniformes ;

Un train s'ébranle immense et las.


Là-bas,

Un steamer rauque avec un bruit de corne.


Et par les quais uniformes et mornes,

Et par les ponts et par les rues,

Se bousculent, en leurs cohues,

Sur des écrans de brumes crues,

Des ombres et des ombres.


Un air de soufre et de naphte s'exhale ;

Un soleil trouble et monstrueux s'étale ;

L'esprit soudainement s'effare

Vers l'impossible et le bizarre ;

Crime ou vertu, voit-il encor

Ce qui se meut en ces décors,

Où, devant lui, sur les places, s'exalte

Ailes grandes, dans le brouillard

Un aigle noir avec un étendard,

Entre ses serres de basalte.


O les siècles et les siècles sur cette ville,

Grande de son passé

Sans cesse ardent - et traversé,

Comme à cette heure, de fantômes !

O les siècles et les siècles sur elle,

Avec leur vie immense et criminelle

Battant - depuis quels temps ? -

Chaque demeure et chaque pierre

De désirs fous ou de colères carnassières !


Quelques huttes d'abord et quelques prêtres :

L'asile à tous, l'église et ses fenêtres

Laissant filtrer la lumière du dogme sûr

Et sa naïveté vers les cerveaux obscurs.

Donjons dentés, palais massifs, cloîtres barbares ;

Croix des papes dont le monde s'effare ;

Moines, abbés, barons, serfs et vilains ;

Mitres d'orfroi, casques d'argent, vestes de lin ;

Luttes d'instincts, loin des luttes de l'âme

Entre voisins, pour l'orgueil vain d'une oriflamme ;

Haines de sceptre à sceptre et monarques faillis

Sur leur fausse monnaie ouvrant leurs fleurs de lys,

Taillant le bloc de leur justice à coups de glaive

Et la dressant et l'imposant, grossière et brève.


Puis, l'ébauche, lente à naître, de la cité :

Forces qu'on veut dans le droit seul planter ;

Ongles du peuple et mâchoires de rois ;

Mufles crispés dans l'ombre et souterrains abois

Vers on ne sait quel idéal au fond des nues ;

Tocsins brassant, le soir, des rages inconnues ;

Flambeaux de délivrance et de salut, debout

Dans l'atmosphère énorme où la révolte bout ;

Livres dont les pages, soudain intelligibles,

Brûlent de vérité, comme jadis les Bibles ;

Hommes divins et clairs, tels des monuments d'or

D'où les événements sortent armés et forts ;

Vouloirs nets et nouveaux, consciences nouvelles

Et l'espoir fou, dans toutes les cervelles,

Malgré les échafauds, malgré les incendies

Et les têtes en sang au bout des poings brandies.


Elle a mille ans la ville,

La ville âpre et profonde ;

Et sans cesse, malgré l'assaut des jours

Et des peuples minant son orgueil lourd,

Elle résiste à l'usure du monde.

Quel océan, ses coeurs ! quel orage, ses nerfs !

Quels noeuds de volontés serrés en son mystère !

Victorieuse, elle absorbe la terre,

Vaincue, elle est l'attrait de l'univers ;

Toujours, en son triomphe ou ses défaites,

Elle apparaît géante, et son cri sonne et son nom luit,

Et la clarté que font ses feux d'or dans la nuit

Rayonne au loin, jusqu'aux planètes !


O les siècles et les siècles sur elle !


Son âme, en ces matins hagards,

Circule en chaque atome

De vapeur lourde et de voiles épars,

Son âme énorme et vague, ainsi que ses grands dômes

Qui s'estompent dans le brouillard.

Son âme errante en chacune des ombres

Qui traversent ses quartiers sombres,

Avec une ardeur neuve au bout de leur pensée,

Son âme formidable et convulsée,

Son âme, où le passé ébauche

Avec le présent net l'avenir encor gauche.

O ce monde de fièvre et d'inlassable essor

Rué, à poumons lourds et haletants,

Vers on ne sait quels buts inquiétants ?

Monde promis pourtant à des lois d'or,

A des lois claires, qu'il ignore encor

Mais qu'il faut, un jour, qu'on exhume,

Une à une, du fond des brumes.

Monde aujourd'hui têtu, tragique et blême

Qui met sa vie et son âme dans l'effort même

Qu'il projette, le jour, la nuit,

A chaque heure, vers l'infini.


O les siècles et les siècles sur cette ville !


Le rêve ancien est mort et le nouveau se forge.

Il est fumant dans la pensée et la sueur

Des bras fiers de travail, des fronts fiers de lueurs,

Et la ville l'entend monter du fond des gorges

De ceux qui le portent en eux

Et le veulent crier et sangloter aux cieux.


Et de partout on vient vers elle,

Les uns des bourgs et les autres des champs,

Depuis toujours, du fond des loins ;

Et les routes éternelles sont les témoins

De ces marches, à travers temps,

Qui se rythment comme le sang

Et s'avivent, continuelles.


Le rêve ! il est plus haut que les fumées

Qu'elle renvoie envenimées

Autour d'elle, vers l'horizon ;

Même dans la peur ou dans l'ennui,

Il est là-bas, qui domine, les nuits,

Pareil à ces buissons

D'étoiles d'or et de couronnes noires,

Qui s'allument, le soir, évocatoires.


Et qu'importent les maux et les heures démentes,

Et les cuves de vice où la cité fermente,

Si quelque jour, du fond des brouillards et des voiles,

Surgit un nouveau Christ, en lumière sculpté,

Qui soulève vers lui l'humanité

Et la baptise au feu de nouvelles étoiles.


Au bord du quai


Et qu'importe d'où sont venus ceux qui s'en vont,

S'ils entendent toujours un cri profond

Au carrefour des doutes !

Mon corps est lourd, mon corps est las,

Je veux rester, je ne peux pas ;

L'âpre univers est un tissu de routes

Tramé de vent et de lumière ;

Mieux vaut partir, sans aboutir,

Que de s'asseoir, même vainqueur, le soir,

Devant son oeuvre coutumière,

Avec, en son coeur morne, une vie

Qui cesse de bondir au-delà de la vie.


Et maintenant que sont tombés les hauts feuillages

Et maintenant que sont tombés les hauts feuillages

Qui tenaient le jardin sous leur ombre abrité,

On voit, à travers le branchage à nu, monter

Là-bas, vers l'horizon, les toits des vieux villages.

Tant que l'été darda sa joie, aucun de nous

Ne les a vus groupés non loin de notre porte

Mais aujourd'hui que fleurs et que feuilles sont mortes

Nous y songeons souvent avec des pensers doux.

D'autres gens vivent là, entre des murs de pierre,

Derrière un seuil usé que protège un auvent,

N'ayant pour seuls amis que la pluie et le vent

Et la lampe dont luit l'amicale lumière,

Dans l'ombre, au soir tombant, quand s'éveille le feu

Et que se tait l'horloge où le temps se balance,

Autant que nous, sans doute, ils aiment le silence

Pour se sentir penser au travers de leurs yeux.

Rien ne trouble ni pour eux ni pour nous ces heures

De profonde et tranquille et tendre intimité

Où l'on bénit l'instant qui fut d'avoir été

Et dont celle qui vient est toujours la meilleure.

Dites, comme eux aussi serrent l'ancien bonheur

Fait de peine et de joie entre leurs mains qui tremblent

Ils connaissent leurs corps qui ont vieilli ensemble

Et leurs regards usés par les mêmes douleurs.

Les roses de leur vie, ils les aiment fanées

Avec leur gloire morte et leur dernier parfum

Et le lourd souvenir de leur éclat défunt

Se frippant, feuille à feuille, au jardin des années.

Contre le noir hiver ainsi que des reclus

Ils se tiennent blottis dans leur ferveur humaine

Et rien ne les abat et rien ne les amène

A se plaindre des jours qu'ils ne possèdent plus.

Oh ! les tranquilles gens au fond des vieux villages !

Dites, les sentons-nous voisins de notre coeur !

Et combien, dans leurs yeux, retrouvons-nous nos pleurs

Et notre force et notre ardeur dans leur courage !

Ils sont là, sous leur toit, assis autour des feux

Ou s'attardant parfois au bord de leur fenêtre,

Et, par ce soir de vent ample et flottant, peut-être

Ont-ils pensé de nous ce que nous pensons d'eux.


Chaque heure, où je songe à ta bonté

Chaque heure, où je songe à ta bonté
Si simplement profonde,
Je me confonds en prières vers toi.

Je suis venu si tard
Vers la douceur de ton regard,
Et de si loin vers tes deux mains tendues,
Tranquillement, par à travers les étendues!

J'avais en moi tant de rouille tenace
Qui me rongeait à dents rapaces,
La confiance
J'étais si lourd, j'étais si las
J'étais si vieux de méfiance,
J'étais si lourd, j'étais si las
Du vain chemin de tous mes pas.

Je méritais si peu la merveilleuse joie
De voir tes pieds illuminer ma voie,
Que j'en reste tremblant encore et presque en pleurs
Et humble à tout jamais, en face du bonheur.


Le passeur d'eau

Le passeur d'eau, les mains aux rames,
A contre flot, depuis longtemps,
Luttait, un roseau vert entre les dents.

Mais celle hélas! Qui le hélait
Au-delà des vagues, là-bas,
Toujours plus loin, par au-delà des vagues,
Parmi les brumes reculait.

Les fenêtres, avec leurs yeux,
Et le cadran des tours, sur le rivage
Le regardaient peiner et s'acharner
De tout son corps ployé en deux
Sur les vagues sauvages.

Une rame soudain cassa
Que le courant chassa,
A flots rapides, vers la mer.

Celle là-bas qui le hélait
Dans les brumes et dans le vent, semblait
Tordre plus follement les bras,
Vers celui qui n'approchait pas.

Le passeur d'eau, avec la rame survivante,
Se prit à travailler si fort
Que tout son corps craqua d'efforts
Et que son coeur trembla de fièvre et d'épouvante.

D'un coup brusque, le gouvernail cassa
Et le courant chassa
Ce haillon morne, vers la mer.

Les fenêtres, sur le rivage,
Comme des yeux grands et fiévreux
Et les cadrans des tours, ces veuves
Droites, de mille en mille, au bord des fleuves,
Suivaient, obstinément,
Cet homme fou, en son entêtement
A prolonger son fol voyage.

Celle là-bas qui le hélait,
Dans les brumes, hurlait, hurlait,
La tête effrayamment tendue
Vers l'inconnu de l'étendue.

Le passeur d'eau, comme quelqu'un d'airain,
Planté dans la tempête blême
Avec l'unique rame, entre ses mains,
Battait les flots, mordait les flots quand même.
Ses vieux regards d'illuminé
Fouillaient l'espace halluciné
D'où lui venait toujours la voix
Lamentable, sous les cieux froids.

La rame dernière cassa,
Que le courant chassa
Comme une paille, vers la mer.
Le passeur d'eau, les bras tombants,
S'affaissa morne sur son banc,
Les reins rompus de vains efforts,
Un choc heurta sa barque à la dérive,
Il regarda, derrière lui, la rive :
Il n'avait pas quitté le bord.

Les fenêtres et les cadrans,
Avec des yeux fixes et grands
Constatèrent la fin de son ardeur ;
Mais le tenace et vieux passeur
Garda quand même encore, pour Dieu sait quand,
Le roseau vert entre ses dents.


L'Escaut

Et celui-ci puissant, compact, pâle et vermeil,

Remue, en ses mains d'eau, du gel et du soleil ;

Et celui-là étale, entre ses rives brunes,

Un jardin sombre et clair pour les jeux de la lune ;

Et cet autre se jette à travers le désert,

Pour suspendre ses flots aux lèvres de la mer

Et tel autre, dont les lueurs percent les brumes

Et tout à coup s'allument,

Figure un Wahallah de verre et d'or,

Où des gnomes velus gardent les vieux trésors.

En Touraine, tel fleuve est un manteau de gloire.

Leurs noms ? L'Oural, l'Oder, le Nil, le Rhin, la Loire.

Gestes de Dieux, cris de héros, marche de Rois,

Vous les solennisez du bruit de vos exploits.

Leurs bords sont grands de votre orgueil ; des palais vastes

Y soulèvent jusques aux nuages leur faste.

Tous sont guerriers : des couronnes cruelles

S'y reflètent - tours, burgs, donjons et citadelles -

Dont les grands murs unis sont pareils aux linceuls.

Il n'est qu'un fleuve, un seul,

Qui mêle au déploiement de ses méandres

Mieux que de la grandeur et de la cruauté,

Et celui-là se voue au peuple - et aux cités

Où vit, travaille et se redresse encor, la Flandre !

Tu es doux ou rugueux, paisible ou arrogant,

Escaut des Nords - vagues pâles et verts rivages -

Route du vent et du soleil, cirque sauvage

Où se cabre l'étalon noir des ouragans,

Où l'hiver blanc s'accoude à des glaçons torpides,

Où l'été luit dans l'or des facettes rapides

Que remuaient les bras nerveux de tes courants.

T'ai-je adoré durant ma prime enfance !

Surtout alors qu'on me faisait défense

De manier

Voile ou rames de marinier,

Et de rôder parmi tes barques mal gardées.

Les plus belles idées

Qui réchauffent mon front,

Tu me les as données :

Ce qu'est l'espace immense et l'horizon profond,

Ce qu'est le temps et ses heures bien mesurées,

Au va-et-vient de tes marées,

Je l'ai appris par ta grandeur.

Mes yeux ont pu cueillir les fleurs trémières,

Des plus rouges lumières,

Dans les plaines de ta splendeur.

Tes brouillards roux et farouches furent les tentes

Où s'abrita la douleur haletante

Dont j'ai longtemps, pour ma gloire, souffert ;

Tes flots ont ameuté, de leurs rythmes, mes vers ;

Tu m'as pétri le corps, tu m'as exalté l'âme ;

Tes tempêtes, tes vents, tes courants forts, tes flammes,

Ont traversé comme un crible, ma chair ;

Tu m'as trempé, tel un acier qu'on forge,

Mon être est tien, et quand ma voix

Te nomme, un brusque et violent émoi

M'angoisse et me serre la gorge.

Escaut,

Sauvage et bel Escaut,

Tout l'incendie

De ma jeunesse endurante et brandie,

Tu l'as épanoui :

Aussi,

Le jour que m'abattra le sort,

C'est dans ton sol, c'est sur tes bords,

Qu'on cachera mon corps,

Pour te sentir, même à travers la mort, encor !


Les villages

De lieue en lieue avec leurs murs et leurs toits rouges,

Ils se mirent depuis des siècles dans l’Escaut ;

Au moindre vent qui vient des nuages, là-haut,

Mille coqs d’or, sur les clochers, luisent et bougent.

C’est là que vit et bat, parmi les champs féconds,

Le très vieux cœur de Flandre au pouls massif et rude ;

Que les petites gens tassent leurs habitudes

Et font tranquillement les besognes qu’ils font.

À l’établi, dans l’atelier aux vitres vertes,

Œuvre le menuisier, travaille le charron ;

Le front doré par les brasiers, le forgeron

Happe les fers rougis dans sa tenaille ouverte.

On achète, dans la boutique où l’on vend tout,

Des épices, des clous, des chandelles, des stores,

Et les humbles cotons, aux fleurs multicolores,

Qu’on mesure avec l’aune et qu’on paye en gros sous.

Près de la digue en fleurs et en verdure, au centre

De son hangar humide et bas, le vieux vannier,

Entre ses deux genoux, fait virer ses paniers,

Dont un dessin d’osier orne gaîment les ventres.

Là-bas, dans le matin, au pied d’un mur vermeil,

Le lent cordier, courbant le front, ployant le buste,

Laisse d’entre ses doigts filtrer le chanvre fruste

Et la corde qu’il tord joue avec le soleil.

Et ci et là, le long des routes des villages,

Par où passent, à charrois pleins, les fumiers saurs,

Voici les gars, debout dans la paille et dans l’or,

Fouettant vers les lointains leurs sonnants attelages.

Et ce travail profond qui va fouillant l’humus,

Et qui peuple les cours et les ateliers sombres,

Illumine la Flandre avec ses mains sans nombre

Et ses signes de croix, quand sonne l’Angélus