MONTHERLANT, Henry de
La Reine morte
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Don Ferrante, roi du Portugal, a décidé de marier son fils, Don Pedro, à l'Infante d'Espagne. Don Pedro refuse cette union par amour pour Dona Inès. Don Ferrante vient de convoquer la jeune femme pour lui intimer l'ordre de renoncer officiellement à son fils. Dona Inès confesse alors la passion irrésistible qui unit les deux amants.
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Ferrante
: II y a longtemps de tout cela ?
Inès
: II y aura deux ans le treize août. Depuis deux ans, nous avons vécu dans le même songe. Où qu'il soit, Je me tourne vers lui, comme le serpent tourne toujours la tête dans la direction de son enchanteur. D'autres femmes rêvent de ce qu'elles n'ont pas; moi, je rêve de ce que t'ai. Et pas une seule fois je n'ai voulu quelque chose qui ne fût à son profit. Et pas un jour je n'ai manqué de lui dire en moi-même : « Que Dieu bénisse le bonheur que vous m'avez donné ! »
Ferrante
: Ces sentiments vont faciliter ma tâche : je suis chez moi partout où il y a de la gravité. Et ce serait péché de vouloir diminuer l'image que vous vous faites du Prince, encore que, selon moi, elle soit un peu embellie. Selon moi, le Prince est... comment dire ? le Prince est une eau peu profonde. Péché aussi de vous dire trop comment je me représente ce que les hommes et les femmes appellent amour, qui est d'aller dans des maisons noires au fond d'alcôves plus tristes qu'eux-mêmes, pour s'y mêler en silence comme les ombres. Non, laissons cela, et venons au cœur de mon souci. Je ne vous demande pas de rompre avec don Pedro. Je vous demande d'user de votre pouvoir sur lui pour qu'il accepte un mariage dont dépend le sort du royaume. Cela peut vous être dur, mais il le faut. Je n'ai pas à vous en déduire les raisons : le mariage du Prince est une conjoncture à laquelle, depuis deux ans, vous avez eu tout le loisir de vous préparer.
Inès
: Hélas ! Seigneur, vous me demandez l'impossible.
Ferrante
: Dona Inès, je suis prêt à donner aux sentiments humains la part qui leur est due. Mais non davantage. Encore une fois, ne me forcez pas à vous soutenir le point de vue de l'État, qui serait fastidieux pour vous. (
La menant vers la fenêtre
) Regardez : la route, la carriole avec sa mule, les porteurs d'olives, — c'est moi qui maintiens tout cela. J'ai ma couronne, j'ai ma terre, j'ai ce peuple que Dieu m'a confié, j'ai des centaines et des centaines de milliers de corps et d'âmes. Je suis comme un grand arbre qui doit faire de l'ombre à des centaines de milliers d'êtres. Et tout cela demande que ce mariage se fasse, qui sert merveilleusement ma politique. Don Pedro a eu un non brutal, et il a eu la folie de le dire même à l'Infante. Mais ce n'est là qu'un premier mouvement, sur lequel je veux qu'il revienne. À vous de l'y aider. Vous n'avez pas à prendre ombrage de ses sentiments pour l'Infante : entre eux, il n'est pas question d'amour. Et vous satisferez votre roi, qui incline vers la tombe, et a besoin que ses affaires soient en ordre. Faites-le donc, sous peine de mon déplaisir, et vous souvenant que toute adhésion qu'on me donne agrandit celui qui me la donne.
Inès
: Seigneur, le voudrais-je, je ne pourrais dénouer ce que Dieu a noué.
Ferrante
: Je ne comprends pas.
Inès
: II y a près d'une année, en grand secret, à Bragance, l'évêque de Guarda...
Ferrante
: Quoi?
Inès
: ... nous a unis, le Prince et moi...
Ferrante
: Ah ! malheur ! malheur ! Marié ! et à une bâtarde ! Outrage insensé et mal irréparable, car jamais le Pape ne cassera ce mariage; au contraire, il exultera, de me voir à sa merci. Un mariage ? Vous aviez le lit : ce n'était pas assez ? Pourquoi vous marier ?
Inès
: Mais... pour être plus heureuse.
Ferrante
: Plus heureuse! Encore le bonheur, comme l'autre ! C'est une obsession ! Est-ce que je me soucie d'être heureux, moi ? Encore, si vous me répondiez : pour sortir du péché. Et depuis un an mon fils me cache cela. Depuis un mois, il connaît mes intentions sur l'Infante, et il ne dit rien. Hier, il était devant moi, et il ne disait rien. Et c'est vous qu'il charge d'essuyer ma colère comme ces misérables peuplades qui, au combat, font marcher devant elles leurs femmes, pour se protéger !
Inès
: II redoutait cette colère.
Ferrante
: II savait bien qu'un jour il devrait la subir, mais il préférait la remettre au lendemain, et sa couardise égale sa fourberie et sa stupidité. Il n'est plus un enfant, mais il lui est resté la dissimulation des enfants. À moins que... à moins qu'il n'ait compté sur ma mort. Je comprends maintenant pourquoi il se débat contre tout mariage. Je meurs, et à l'instant vous régnez ! Ah ! j'avais bien raison de penser qu'un père, en s'endormant, doit toujours glisser un poignard sous l'oreiller pour se défendre contre son fils. Treize ans à être l'un pour l'autre des étrangers, puis treize ans à être l'un pour l'autre des ennemis : c'est ce qu'on appelle la paternité. (
Appelant
) Don Félix! Faites entrer don Christoval, avec trois officiers. Madame, ce n'est pas vous la coupable, retirez-vous dans vos chambres : on ne vous y fera nul mal. Don Félix, accompagnez dona Inès de Castro, et veillez à ce qu'elle ne rencontre pas le Prince.
Inès
: Mais don Pedro ? Oh ! Seigneur, pour lui, grâce !
Ferrante
: Assez !
Inès
: Dieu ! il me semble que le fer tranche de moi mon enfant.
Ferrante
: Don Christoval je vous confie une mission pénible pour vous. Avec ces trois hommes de bien, vous allez arrêter sur-le-champ le personnage que j'ai pour fils. Vous le conduirez au château de Santarem, et vous l'y détiendrez jusqu'à ce que j'aie désigné qui le gardera.
Don Christoval
: Seigneur ! Pas moi ! Un autre que moi !
Ferrante
: Vous, au contraire, et nul autre que vous Cela vous fait souffrir ? Eh bien, maintenant il faut que l'on commence à souffrir un peu autour de moi.
Don Christoval
: Lui que j'ai élevé...
Ferrante
: Et bien élevé, certes ! Un digne élève ! Et un digne fils !
Don Christoval
: J'atteste par le Dieu vivant que don Pedro vous révère et vous aime.
Ferrante
: Quand il me mépriserait, quand il aurait fait peindre mon image sur les semelles de ses souliers, pour me piétiner quand il marche, ou quand il m'aimerait au point d'être prêt à donner pour moi sa vie, cela me serait indifférent encore. Pedro est marié à dona Inès.
Don Christoval
: Hélas ! Après ce qu'il m'avait dit !
Ferrante
: Que vous avait-il dit ?
Don Christoval
: Qu'il ne ferait jamais un mariage pareil. Déjà, il savait qu'on le raillait un peu d'avoir pour amie — pour amie seulement — une enfant naturelle. Un jour que je lui en touchais un mot, il m'avait dit : « Jamais plus vous ne devez me parler sur ce sujet. »
Ferrante
: II est là tout entier. Allez, allez, en prison! En prison pour médiocrité.
(
Il sort.)
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