MALOT, Hector
Sans famille
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Un matin, à Paris, comme Jérôme allait à son travail et qu’il passait dans une rue qu’on appelle l’avenue de Breteuil, qui est large et plantée d’arbres, il entendit les cris d’un enfant. Ils semblaient partir de l’embrasure d’une porte d’un jardin. C’était au mois de février ; il faisait petit jour. Il s’approcha de la porte et aperçut un enfant couché sur le seuil. Comme il regardait autour de lui pour appeler quelqu’un, il vit un homme sortir de derrière un gros arbre et se sauver. Sans doute cet homme s’était caché là pour voir si l’on trouverait l’enfant qu’il avait lui-même placé dans l’embrasure de la porte. Voilà Jérôme bien embarrassé, car l’enfant criait de toutes ses forces, comme s’il avait compris qu’un secours lui était arrivé, et qu’il ne fallait pas le laisser échapper. Pendant que Jérôme réfléchissait à ce qu’il devait faire, il fut rejoint par d’autres ouvriers, et l’on décida qu’il fallait porter l’enfant chez le commissaire de police. Il ne cessait pas de crier. Sans doute il souffrait du froid. Mais, comme dans le bureau du commissaire il faisait très chaud, et que les cris continuaient, on pensa qu’il souffrait de la faim, et l’on alla chercher une voisine qui voudrait bien lui donner le sein. Il se jeta dessus. Il était véritablement affamé. Alors on le déshabilla devant le feu. C’était un beau garçon de cinq ou six mois, rose, gros, gras, superbe ; les langes et les linges dans lesquels il était enveloppé disaient clairement qu’il appartenait à des parents riches. C’était donc un enfant qu’on avait volé et ensuite abandonné. Ce fut au moins ce que le commissaire expliqua. Qu’allait-on en faire ? Après avoir écrit tout ce que Jérôme savait, et aussi la description de l’enfant avec celle de ses langes qui n’étaient pas marqués, le commissaire dit qu’il allait l’envoyer à l’hospice des Enfants trouvés, si personne, parmi tous ceux qui étaient là, ne voulait s’en charger ; c’était un bel enfant, sain, solide, qui ne serait pas difficile à élever ; ses parents, qui bien sûr allaient le chercher, récompenseraient généreusement ceux qui en auraient pris soin. Là-dessus, Jérôme s’avança et dit qu’il voulait bien s’en charger ; on le lui donna. J’avais justement un enfant du même âge ; mais ce n’était pas pour moi une affaire d’en nourrir deux. Ce fut ainsi que je devins ta mère1.
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C’était mère Barberin ; c’était sa coiffe, c’était son jupon bleu, c’était elle.
Elle marchait à grands pas, comme si elle avait hâte de rentrer à la maison.
Arrivée devant notre barrière, elle la poussa et entra dans la cour qu’elle traversa rapidement.
Aussitôt je me levai debout sur le parapet, sans penser à Capi qui sauta près de moi. Mère Barberin ne resta pas longtemps dans la maison. Elle ressortit et se mit à courir deçà et delà, dans la cour, les bras étendus.
Elle me cherchait.
Je me penchai en avant, et de toutes mes forces je me mis à crier :
« Maman ! maman ! »
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Il est vrai cependant qu’on m’avait envoyé à l’école. Mais ce n’avait été que pour un mois. Et pendant ce mois on ne m’avait pas mis un livre entre les mains, on ne m’avait parlé ni de lecture, ni d’écriture, on ne m’avait donné aucune leçon de quelque genre que ce fût.
Il ne faut pas conclure de ce qui se passe actuellement dans les écoles, que ce que je dis là est impossible. À l’époque dont je parle, il y avait un grand nombre de communes en France qui n’avaient pas d’écoles, et parmi celles qui existaient, il s’en trouvait qui étaient dirigées par des maîtres qui, pour une raison ou pour une autre, parce qu’ils ne savaient rien, ou bien parce qu’ils avaient autre chose à faire, ne donnaient aucun enseignement aux enfants qu’on leur confiait.
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Comme sur l’Océan, nos yeux couraient jusqu’à l’horizon noyé dans les vapeurs de l’automne, sans apercevoir rien que la plaine grise qui s’étendait devant nous plate et monotone.
Nous marchions. Et lorsque nous regardions machinalement autour de nous, c’était à croire que nous avions piétiné sur place sans avancer, car le spectacle était toujours le même : toujours des bruyères, toujours des genêts, toujours des mousses ; puis des fougères, dont les feuilles souples et mobiles ondulaient sous la pression du vent, se creusant, se redressant, se mouvant comme des vagues.
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Autrefois le droit d’aînesse était un avantage dans les familles nobles ; aujourd’hui, dans les familles d’ouvriers, c’est quelquefois hériter d’une lourde responsabilité que naître la première. Mme Acquin était morte un an après la naissance de Lise, et, depuis ce jour, Étiennette, qui avait alors deux années seulement de plus que son frère aîné, était devenue la mère de famille.
Au lieu d’aller à l’école, elle avait dû rester à la maison, préparer la nourriture, coudre un bouton ou une pièce aux vêtements de son père ou de ses frères, et porter Lise dans ses bras ; on avait oublié qu’elle était fille, qu’elle était sœur, et l’on avait vite pris l’habitude de ne voir en elle qu’une servante, et une servante avec laquelle on ne se gênait guère, car on savait bien qu’elle ne quitterait pas la maison et ne se fâcherait jamais.
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Elle m’avait donné la force. Et ce qui valait mieux encore que la force que je sentais dans mes membres, c’était l’amitié que je me sentais dans le cœur. Je n’étais plus seul au monde. Dans la vie j’avais un but : être utile et faire plaisir à ceux que j’aimais et qui m’aimaient. Une existence nouvelle s’ouvrait devant moi. J’évoquai le souvenir de Vitalis, et je me dis en moi-même : « En avant ! »
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