BARBIER, Auguste
La curée
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III
C'est que la Liberté n'est pas une comtesse
Du noble faubourg Saint-Germain,
Une femme qu'un cri fait tomber en faiblesse,
Qui met du blanc et du carmin
C'est une forte femme aux puissantes mamelles,
À la voix rauque, aux durs appas,
Qui, du brun sur la peau, du feu dans les prunelles,
Agile et marchant à grands pas,
Se plaît aux cris du peuple, aux sanglantes mêlées,
Aux longs roulements des tambours,
À l'odeur de la poudre, aux lointaines volées
Des cloches et des canons sourds ;
Qui ne prend ses amours que dans la populace,
Qui ne prête son large flanc
Qu'à des gens forts comme elle, et qui veut qu'on l'embrasse
Avec des bras rouges de sang.
IV
C'est la vierge fougueuse, enfant de la Bastille,
Qui jadis, lorsqu'elle apparut
Avec son air hardi, ses allures de fille,
Cinq ans mit tout le peuple en rut ;
Qui, plus tard, entonnant une marche guerrière,
Lasse de ses premiers amants,
Jeta là son bonnet, et devint vivandière
D'un capitaine de vingt ans
C'est cette femme, enfin, qui, toujours belle et nue,
Avec l'écharpe aux trois couleurs,
Dans nos murs mitraillés tout à coup reparue,
Vient de sécher nos yeux en pleurs,
De remettre en trois jours une haute couronne
Aux mains des Français soulevés,
D'écraser une armée et de broyer un trône
Avec quelques tas de pavés.
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L’adieu
Ah ! Quel que soit le deuil jeté sur cette terre
Qui par deux fois du monde a changé le destin,
Quels que soient ses malheurs et sa longue misère,
On ne peut la quitter sans peine et sans chagrin.
Ainsi, près de sortir du céleste jardin,
Je me retourne encor sur les cimes hautaines,
Pour contempler de là son horizon divin
Et longtemps m’enivrer de ses grâces lointaines :
Et puis le froid me prend et me glace les veines
Et tout mon cœur soupire, oh ! comme si j’avais,
Aux champs de l’Italie et dans ses larges plaines,
De mes jours effeuillé le rameau le plus frais,
Et sur le sein vermeil de la brune déesse
Épuisé pour toujours ma vie et ma jeunesse.
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