JAMMES, Francis
Le village à midi
Le village à midi. La mouche d’or bourdonne
entre les cornes des boeufs.
Nous irons, si tu le veux,
si tu le veux, dans la campagne monotone.
Entends le coq… Entends la cloche… Entends le paon…
Entends là-bas, là-bas, l’âne…
L’hirondelle noire plane.
Les peupliers au loin s’en vont comme un ruban.
Le puits rongé de mousse ! Ecoute sa poulie
qui grince, qui grince encor,
car la fille aux cheveux d’or
tient le vieux seau tout noir d’où l’argent tombe en pluie.
La fillette s’en va d’un pas qui fait pencher
sur sa tête d’or la cruche,
sa tête comme une ruche,
qui se mêle au soleil sous les fleurs du pêcher.
Et dans le bourg voici que les toits noircis lancent
au ciel bleu des flocons bleus ;
et les arbres paresseux
à l’horizon qui vibre à peine se balancent.
Lorsque je serai mort...
Lorsque je serai mort, toi qui as des yeux bleus
couleur de ces petits coléoptères bleu de feu
des eaux, petite jeune fille que j’ai bien aimée
et qui as l’air d’un iris dans Les fleurs animées,
tu viendras me prendre doucement par la main.
Tu me mèneras sur ce petit chemin.
Tu ne seras pas nue, mais, ô ma rose,
ton col chaste fleurira dans ton corsage mauve.
Nous ne nous baiserons même pas au front.
Mais, la main dans la main, le long des fraîches ronces
où la grise araignée file des arcs-en-ciel,
nous ferons un silence aussi doux que du miel ;
et, par moment, quand tu me sentiras plus triste,
tu presseras plus fort sur ma main ta main fine
— et, tous les deux, émus comme des lilas sous l’orage,
nous ne comprendrons pas… nous ne comprendrons pas.
J’allais dans le verger
J’allais dans le verger où les framboises au soleil
chantent sous l’azur à cause des mouches à miel.
C’est d’un âge très jeune que je vous parle.
Près des montagnes je suis né, près des montagnes.
Et je sens bien maintenant que dans mon âme
il y a de la neige, des torrents couleur de givre
et de grands pics cassés où il y a des oiseaux
de proie qui planent dans un air qui rend ivre,
dans un vent qui fouette les neiges et les eaux.
Oui, je sens bien que je suis comme les montagnes.
Ma tristesse a la couleur des gentianes qui y croissent.
Je dus avoir, dans ma famille, des herborisateurs
naïfs, avec des boîtes couleur d’insecte vert,
qui, par les après-midi d’horrible chaleur,
s’enfonçaient dans l’ombre glacée des forêts,
à la recherche d’échantillons précieux
qu’ils n’eussent point échangés pour les vieux
trésors des magiciens des Bagdads merveilleuses
où les jets d’eau ont des fraîcheurs endormeuses.
Mon amour a la tendresse d’un arc-en-ciel
après une pluie d’avril où chante le soleil.
Pourquoi ai-je l’existence que j’ai ?… N’étais-je fait
pour vivre sur les sommets, dans l’éparpillement
de neige des troupeaux, avec un haut bâton,
à l’heure où on est grandi par la paix du jour qui tombe ?
L'automne
On voit, quand vient l’automne, aux fils télégraphiques
De longues lignes d’hirondelles grelotter.
On sent leurs petits cœurs qui ont froid s’inquiéter.
Même sans l’avoir vu, les plus toutes petites
Aspirent au ciel chaud et sans tâche d’Afrique.
C’est dur d’abandonner le porche de l’église !
Dur qu’il ne soit plus tiède ainsi qu’aux mois passés !
Oh ! Comme elles s’attristent ! Oh ! Pourquoi le noyer
Les a-t-il donc trompées en n’ayant plus de feuilles ?
La nichée de l’année ne le reconnaît point,
Ce printemps que l’automne a recouvert de deuil.
Quand verrai-je les îles...
Quand verrai-je les îles où furent des parents ?
Le soir, devant la porte et devant l’océan
on fumait des cigares en habit bleu barbeau.
Une guitare de nègre ronflait, et l’eau
de pluie dormait dans les cuves de la cour.
L’océan était comme des bouquets en tulle
et le soir triste comme l’été et une flûte.
On fumait des cigares noirs et leurs points rouges
s’allumaient comme ces oiseaux aux nids de mousse
dont parlent certains poètes de grand talent.
Ô Père de mon Père, tu étais là, devant
mon âme qui n’était pas née, et sous le vent
les avisos glissaient dans la nuit coloniale.
Quand tu pensais en fumant ton cigare,
et qu’un nègre jouait d’une triste guitare,
mon âme qui n’était pas née existait-elle ?
Était-elle la guitare ou l’aile de l’aviso ?
Était-elle le mouvement d’une tête d’oiseau
caché lors au fond des plantations,
ou le vol d’un insecte lourd dans la maison ?
Par le petit garçon …
Agonie
Par le petit garçon qui meurt près de sa mère
tandis que des enfants s'amusent au parterre ;
et par l'oiseau blessé qui ne sait pas comment
son aile tout à coup s'ensanglante et descend ;
par la soif et la faim et le délire ardent :
Je vous salue,
Marie.
Flagellation
Par les gosses battus par l'ivrogne qui rentre,
par l'âne qui reçoit des coups de pied au ventre,
par l'humiliation de l'innocent châtié,
par la vierge vendue qu'on a déshabillée,
par le fils dont la mère a été insultée :
Je vous salue.
Marie.
Couronnement d'épines
Par le mendiant qui n'eut jamais d'autre couronne
que le vol des frelons, amis des vergers jaunes,
et d'autre sceptre qu'un bâton contre les chiens ;
par le poète dont saigne le front qui est ceint
des ronces des désirs que jamais il n'atteint :
Je vous salue.
Marie.
Portement de Croix
Par la vieille qui, trébuchant sous trop de poids,
s'écrie « Mon Dieu ! » Par le malheureux dont les bras
ne purent s'appuyer sur une amour humaine
comme la Croix du Fils sur Simon de Cyrène;
Par le cheval tombé sous le chariot qu'il traîne :
Je vous salue,
Marie.
Crucifiement
Par les quatre horizons qui crucifient le Monde,
Par tous ceux dont la chair se déchire ou succombe,
Par ceux qui sont sans pieds, par ceux qui sont sans mains.
Par le malade que l'on opère et qui geint
et par le juste mis au rang des assassins :
Je vous salue,
Marie.
Les dimanches
Les dimanches, les bois sont aux vêpres.
Dansera-t-on sous les hêtres ?
Je ne sais... Qu’est-ce que je sais ?
Une feuille tombe de la croisée...
C’est tout ce que je sais ..
L’église. On chante. Une poule.
La paysanne a chanté, c'est la fête.
Le vent dans l'azur se roule.
Dansera-t-on sous les hêtres ?
Je ne sais pas. Je ne sais.
Mon cœur est triste et doux
Dansera-t-on sous les hêtres ?
Mais tu sais bien que, les dimanches, les bois sont aux vêpres.
Penser cela, est-ce être poète ?
Je ne sais pas. Qu’est-ce que je sais ?
Est-ce que je vis ? Est-ce que je rêve ?
Oh ! ce soleil et ce bon, doux, triste chien...
Et la petite paysanne
à qui j'ai dit : vous chantez bien...
Dansera-t-elle sous les hêtres ?
Je voudrais être, voudrais être
celui qui lentement laisse tomber,
comme un arbre ses baies,
sa tristesse pareille, sa tristesse
pareille aux bois qui sont aux vêpres.
Amsterdam (1900)
Les maisons pointues ont l’air de pencher. On dirait
qu’elles tombent. Les mâts des vaisseaux qui s’embrouillent
dans le ciel sont penchés comme des branches sèches
au milieu de verdure, de rouge, de rouille,
de harengs saurs, de peaux de moutons et de houille.
Robinson Crusoé passa par Amsterdam,
Je crois, du moins, qu’il y passa, en revenant
de l’île ombreuse et verte aux noix de coco fraîches.
Quelle émotion il dut avoir quand il vit luire
Les portes énormes, aux lourds marteaux, de cette ville !...
Regardait-il curieusement les entresols
où les commis écrivent des livres de comptes ?
Eut-il envie de pleurer en resongeant
à son cher perroquet, à son lourd parasol
qui l’abritait dans l’île attristée et clémente ?
Ô Éternel ! soyez béni s’écriait-il
devant les coffres peinturlurés de tulipes.
Mais son cœur attristé par la joie du retour
regrettait son chevreau qui, aux vignes de l’île,
était resté tout seul et, peut-être, était mort.
Et j’ai pensé à ça devant les gros commerces
où l’on songe à des Juifs qui touchent des balances,
avec des doigts osseux noués de bagues vertes.
Vois ! Amsterdam s’endort sous les cils de la neige
dans un parfum de brume et de charbon amer.
Hier soir les globes blancs des bouges allumés,
d’où l’on entend l’appel sifflé des femmes lourdes,
pendaient comme des fruits ressemblant à des gourdes.
Bleues, rouges, vertes, les affiches y luisaient.
L’amer picotement de la bière sucrée
m’y a râpé la langue et démangé au nez.
Et, dans les quartiers juifs où sont les détritus,
on sentait l’odeur crue et froide du poisson.
Sur les pavés gluants étaient des peaux d’orange.
Une tête bouffie ouvrait des yeux tout larges,
un bras qui discutait agitait des ognons.
Rébecca, vous vendiez à de petites tables
quelques bonbons suants arrangés pauvrement...
On eût dit que le ciel, ainsi qu’une mer sale,
versât dans les canaux des nuages de vagues.
Fumée qu’on ne voit pas, le calme commercial
montait des toits cossus en nappes imposantes,
et l’on respirait l’Inde au confort des maisons.
Ah ! j’aurais voulu être un grand négociant,
de ceux qui autrefois s’en allaient d’Amsterdam
vers la Chine, confiant l’administration
de leur maison à de fidèles mandataires.
Ainsi que Robinson j’aurais devant notaire
signé pompeusement ma procuration.
Alors, ma probité aurait fait ma fortune.
Mon négoce eût fleuri comme un rayon de lune
sur l’imposante proue de mon vaisseau bombé.
J’aurais reçu chez moi les seigneurs de Bombay
qu’eût tentés mon épouse à la belle santé.
Un nègre aux anneaux d’or fût venu du Mogol
trafiquer, souriant, sous mon grand parasol !
Il aurait enchanté de ses récits sauvages
ma mince fille aînée, à qui il eût offert
une robe en rubis filé par des esclaves.
J’aurais fait faire les portraits de ma famille
par quelque habile peintre au sort infortuné :
ma femme belle et lourde, aux blondes joues rosées,
mes fils, dont la beauté aurait charmé la ville,
et la grâce diverse et pure de mes filles.
C’est ainsi qu’aujourd’hui, au lieu d’être moi-même,
j’aurais été un autre et j’aurais visité
l’imposante maison de ces siècles passés,
et que, rêveur, j’eusse laissé flotter mon âme
devant ces simples mots : là vécut Francis Jammes.
J'aime l'âne
J'aime l'âne si doux
marchant le long des houx.
Il prend garde aux abeilles
et bouge ses oreilles;
et il porte les pauvres
et des sacs remplis d'orge.
Il va près des fossés,
d'un petit pas cassé.
Mon amie le croit bête
parce qu'il est poète.
Il réfléchit toujours.
Ses yeux sont en velours.
Jeune fille au doux coeur,
tu n'as pas sa douceur:
car il est devant Dieu
l'âne doux du ciel bleu.
Et il reste à l'étable,
résigné, misérable,
ayant bien fatigué
ses pauvres petits pieds.
Il fait son devoir
du matin jusqu'au soir.
Qu'as-tu fait jeune fille?
Tu as tiré l'aiguille...
Mais l'âne s'est blessé :
la mouche l'a piqué.
Il a tant travaillé
que çà vous fait pitié.
Qu'as-tu mangé petite?
- T'as mangé des cerises.
L'âne n'a pas eu d'orge,
car le maître est trop pauvre.
Il a sucé la corde,
puis a dormi dans l'ombre...
La corde de ton coeur
n'a pas cette douceur.
Il est l'âne si doux
marchant le long des houx.
J'ai le coeur ulcéré :
ce mot-là te plairait.
Dis-moi donc ma chérie,
si je pleure ou je ris?
Va trouver le viel âne,
et dis-lui que mon âme
est sur les grands chemins,
comme lui le matin.
Demande-lui, chérie,
si je pleure ou je ris?
Je doute qu'il réponde :
il marchera dans l'ombre,
crevé par la douceur,
sur le chemin en fleurs.