SUE, Eugène
Les mystères de Paris
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Des femmes embusquées sous des porches voûtés, obscurs, profonds comme des cavernes, chantaient à demi-voix quelques refrains populaires.
Une de ces créatures était sans doute connue de l’homme dont nous parlons ; car, s’arrêtant brusquement devant elle, il la saisit par le bras.
– Bonsoir, Chourineur.
Cet homme, repris de justice, avait été ainsi surnommé au bagne.
– C’est toi, la Goualeuse, dit l’homme en blouse ; tu vas me payer l’ eau d’aff , ou je te fais danser sans violons!
– Je n’ai pas d’argent, répondit la femme en tremblant; car cet homme inspirait une grande terreur dans le quartier.
– Si ta filoche est à jeun , l’ ogresse du tapisfranc te fera crédit sur ta bonne mine.
– Mon Dieu ! je lui dois le loyer des vêtements que je porte...
– Ah ! tu raisonnes? s’écria le Chourineur. Et il donna dans l’ombre et au hasard un si violent coup de poing à cette malheureuse, qu’elle poussa un cri de douleur aigu.
– Ça n’est rien que ça, ma fille ; c’est pour t’avertir...
À peine le brigand avait-il dit ces mots, qu’il s’écria avec un effroyable jurement:
– Je suis piqué à l’ailero; tu m’as égratigné avec tes ciseaux.
Et furieux, il se précipita à la poursuite de la Goualeuse dans l’allée noire.
– N’approche pas, ou je te crève les ardents avec mes fauchants , dit-elle d’un ton décidé. Je ne t’avais rien fait, pourquoi m’as-tu battue?
– Je vais te dire ça, s’écria le bandit en s’avançant toujours dans l’obscurité. Ah! je te tiens! et tu vas la danser ! ajouta-t-il en saisissant dans ses larges et fortes mains un poignet mince et frêle.
– C’est toi qui vas danser! dit une voix mâle.
– Un homme ! Est-ce toi, Bras-Rouge ? réponds donc et ne serre pas si fort... j’entre dans l’allée de ta maison... ça peut bien être toi...
– Ça n’est pas Bras-Rouge, dit la voix.
– Bon, puisque ça n’est pas un ami, il va y avoir du raisiné par terre , s’écria le Chourineur.
Mais à qui donc la petite patte que je tiens là ?
– C’est la pareille de celle-ci.
Sous la peau délicate et douce de cette main qui vint le saisir brusquement à la gorge, le Chourineur sentit se tendre des nerfs et des muscles d’acier.
La Goualeuse, réfugiée au fond de l’allée, avait lestement grimpé plusieurs marches ; elle s’arrêta un moment, et s’écria en s’adressant à son défenseur inconnu:
– Oh ! merci, monsieur, d’avoir pris mon parti.
Le Chourineur m’a battue parce que je ne voulais pas lui payer d’eau-de-vie. Je me suis revengée, mais je n’ai pu lui faire grand mal avec mes petits ciseaux. Maintenant je suis en sûreté, laissez-le; prenez bien garde à vous, c’est le Chourineur.
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Le juif errant
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Morok venait de s’armer ; par-dessus sa veste de peau de daim, il avait revêtu sa cote de mailles, tissu d’acier souple comme la toile, dure comme le diamant ; recouvrant ensuite ses bras de brassards, ses jambes de jambards, ses pieds de bottines ferrées, et dissimulant cet attirail défensif sous un large pantalon et sous une ample pelisse soigneusement boutonnée, il avait pris à la main une longue tige de fer chauffée à blanc, emmanchée dans une poignée de bois.
Quoique depuis longtemps domptés par l’adresse et par l’énergie du Prophète, son tigre Caïn, son lion Judas et sa panthère noire la Mort avaient voulu, dans quelques accès de révolte, essayer sur lui leurs dents et leurs ongles ; mais, grâce à l’armure cachée par sa pelisse, ils avaient émoussé leurs ongles sur un épiderme d’acier, ébréché leurs dents sur des bras et des jambes de fer, tandis qu’un léger coup de badine métallique de leur maître faisait fumer et grésiller leur peau, en la sillonnant d’une brûlure profonde. Reconnaissant l’inutilité de leurs morsures, ces animaux, doués d’une grande mémoire, comprirent que désormais ils essayeraient en vain leurs griffes et leurs mâchoires sur un être invulnérable. Leur soumission craintive s’augmenta tellement, que, dans ses exercices publics, leur maître, au moindre mouvement d’une petite baguette recouverte de papier de couleur de feu, les faisait ramper et se coucher épouvantés.
Le Prophète, armé avec soin, tenant à la main le fer chauffé à blanc par Goliath, était donc descendu par la trappe du grenier qui s’étendait au-dessus du vaste hangar où l’on avait déposé les cages de ses animaux : une simple cloison de planches séparait ce hangar de l’écurie des chevaux du dompteur de bêtes.
Un fanal à réflecteur jetait sur les cages une vive lumière.
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