BONNEFOY, Yves
Justice
Mais toi, mais le désert ! étends plus bas
Tes nappes ténébreuses.
Insinue dans ce coeur pour qu’il ne cesse pas
Ton silence comme une cause làbuleuse.
Viens.
Ici s’interrompt une pensée.
Ici n’a plus de route un beau pays.
Avance sur le bord de cette aube glacée
Que te donne en partage un soleil ennemi.
Et chante.
C’est pleurer deux
Ibis ce que tu pleures
Si tu oses chanter par grand refus.
Souris, et chante.
Il a besoin que tu demeures.
Sombre lumière, sur les eaux de ce qu’il lut.
Je prendrai dans mes mains ta face morte.
Je la coucherai dans son froid.
Je ferai de mes mains sur ton corps immobile la toilette inutile des morts.
L’orangerie sera ta résidence.
Sur la table dressée dans une autre lumière
Tu coucheras ton cœur.
Ta lace prendra feu, chassant à travers branches.
Douve sera ton nom au loin parmi les pierres,
Douve profonde et noire.
Le bel été
Le feu hantait nos jours et les accomplissait,
son fer blessait le temps à chaque aube plus grise,
le vent heurtait la mort sur le toit de nos chambres,
le froid ne cessait pas d’environner nos coeurs.
Ce fut un bel été, fade, brisant et sombre,
tu aimas la douceur de la pluie en été
et tu aimas la mort qui dominait l’été
du pavillon tremblant de ses ailes de cendre.
Cette année-là, tu vins à presque distinguer
un signe toujours noir devant tes yeux porté
par les pierres, les vents, les eaux et les feuillages.
Ainsi le soc déjà mordait la terre meuble
et ton orgueil aima cette lumière neuve,
l’ivresse d’avoir peur sur la terre d’été.
Souvent dans le silence d’un ravin
j’entends (ou je désire entendre, je ne sais)
un corps tomber parmi les branches. Longue et lente
est cette chute aveugle ; que nul cri
ne vient jamais interrompre ou finir.
Je pense alors aux processions de la lumière
dans le pays sans naître ni mourir.
Une voix
Écoute-moi revivre dans ces forêts
sous les frondaisons de mémoire
où je passe verte,
sourire calciné d’anciennes plantes sur la terre,
race charbonneuse du jour.
Écoute-moi revivre, je te conduis
au jardin de présence,
l’abandonné du soir et que des ombres couvrent,
l’habitable pour toi dans le nouvel amour.
Hier régnant désert, j’étais feuille sauvage
et libre de mourir,
mais le temps mûrissait, plainte noire des combes,
la blessure de l’eau dans les pierres du jour.
Nuit cette voix, absence ton visage, Et quand tu tomberas dans la terre stérile Je nommerai néant l’éclair qui t’a porté.
Mais éternellement par tes sombres chemins. Je détruis ton désir, ta forme, ta mémoire, Je suis ton ennemi qui n’aura de pitié.
Sur toi les libertés de la guerre et j’aurai Dans mes mains ton visage obscur et traversé,
Dans mon cœur ce pays qu’illumine l’orage.
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Une pierre
Plus de chemins pour nous, rien que l’herbe haute,
Plus de passage à gué, rien que la boue,
Plus de lit préparé, rien que l’étreinte
A travers nous des ombres et des pierres.
Mais claire cette nuit
Comme nous désirions que fût notre mort.
Elle blanchit les arbres, ils s’élargissent.
Leur feuillage : du sable, puis de l’écume.
Même au-delà du temps le jour se lève. »
Le myrte
Parfois je te savais la terre, je buvais
Sur tes lèvres l'angoisse des fontaines
Quand elle sourd des pierres chaudes, et l'été
Dominait haut la pierre heureuse et le buveur.
Parfois je te disais de myrte et nous brûlions
L'arbre de tous tes gestes tout un jour.
C'étaient de grands feux brefs de lumière vestale.
Ainsi je t'inventais parmi tes cheveux clairs.
Tout un grand été nul avait séché nos rêves,
Rouillé nos voix, accru nos corps, défait nos fers.
Parfois le lit tournait comme une barque libre
Qui gagne lentement le plus haut de la mer.
L’arbre des rues
Passant,
regarde ce grand arbre
et à travers lui
il peut suffire.
Car même déchiré, souillé,
l'arbre des rues,
c'est toute la nature,
tout le ciel,
l'oiseau s'y pose,
le vent y bouge, le soleil
y dit le même espoir malgré
la mort.
Philosophe,
as-tu chance d'avoir l'arbre
dans ta rue,
tes pensées seront moins ardues,
tes yeux plus libres,
tes mains plus désireuses
de moins de nuit.
La maison natale
I
Je m’éveillai, c’était la maison natale,
L’écume s’abattait sur le rocher,
Pas un oiseau, le vent seul à ouvrir et fermer la vague,
L’odeur de l’horizon de toutes parts,
Cendre, comme si les collines cachaient un feu
Qui ailleurs consumait un univers.
Je passai dans la véranda, la table était mise,
L’eau frappait les pieds de la table, le buffet.
Il fallait qu’elle entrât pourtant, la sans-visage
Que je savais qui secouait la porte
Du couloir, du côté de l’escalier sombre, mais en vain,
Si haute était déjà l’eau dans la salle.
Je tournais la poignée, qui résistait,
J’entendais presque les rumeurs de l’autre rive,
Ces rires des enfants dans l’herbe haute,
Ces jeux des autres, à jamais les autres, dans leur joie.
II
Je m’éveillai, c’était la maison natale.
Il pleuvait doucement dans toutes les salles,
J’allais d’une à une autre, regardant
L’eau qui étincelait sur les miroirs
Amoncelés partout, certains brisés ou même
Poussés entre des meubles et les murs.
C’était de ces reflets que, parfois, un visage
Se dégageait, riant, d’une douceur
De plus et autrement que ce qu’est le monde.
Et je touchais, hésitant, dans l’image
Les mèches désordonnées de la déesse,
Je découvrais sous le voile de l’eau
Son front triste et distrait de petite fille.
Étonnement entre être et ne pas être,
Main qui hésite à toucher la buée,
Puis j’écoutais le rire s’éloigner
Dans les couloirs de la maison déserte.
Ici rien qu’à jamais le bien du rêve,
La main tendue qui ne traverse pas
L’eau rapide, où s’efface le souvenir.
…..
VI
Je m’éveillai, mais c’était en voyage,
Le train avait roulé toute la nuit,
Il allait maintenant vers de grands nuages
Debout là-bas, serrés, aube que déchirait
A des instants le lacet de la foudre.
Je regardais l’avènement du monde
Dans les buissons du remblai ; et soudain
Cet autre feu, en contrebas d’un champ
De pierres et de vignes. Le vent, la pluie
Rabattaient sa fumée contre le sol,
Mais une flamme rouge s’y redressait,
Prenant à pleine mains le bas du ciel.
Depuis quand brûlais-tu, feu des vignerons?
Qui t’avait voulu là et pour qui sur terre?
Après quoi il fit jour; et le soleil
Jeta de toutes parts ses milliers de flèches
Dans le compartiment où des dormeurs
La tête dodelinait encore, sur la dentelle
Des coussins de lainage bleu. Je ne dormais pas,
J’avais trop l’âge encore de l’espérance,
Je dédiais mes mots aux montagnes basses,
Que je voyais venir à travers les vitres.
VII
Je me souviens, c’était un matin, l’été,
La fenêtre était entrouverte, je m’approchais,
J’apercevais mon père au fond du jardin.
Il était immobile, il regardait
Où, quoi, je ne savais, au-dehors de tout,
Voûté comme il était déjà mais redressant
Son regard vers l’inaccompli ou l’impossible.
Il avait déposé la pioche, la bêche,
L’air était frais ce matin-là du monde,
Mais impénétrable est la fraîcheur même, et cruel
Le souvenir des matins de l’enfance.
Qui était-il, qui avait-il été dans la lumière,
Je ne le savais pas, je ne sais encore.
Mais je le vois aussi, sur le boulevard,
Avançant lentement, tant de fatigue
Alourdissant ses gestes d’autrefois,
Il repartait au travail, quant à moi
J’errais avec quelques-uns de ma classe
Au début de l’après-midi sans durée encore.
A ce passage-là, aperçu de loin,
Soient dédiés les mots qui ne savent dire.
…..
X
…..
(Je m’éveillais,
J’aimais ces jours que nous avions, jours préservés
Comme va lentement un fleuve, bien que déjà
Pris dans le bruit des voûtes de la mer.
Ils avançaient, avec la majesté des choses simples,
Les grandes voiles de ce qui est voulaient bien prendre
L’humaine vie précaire sur le navire
Qu’étendait la montagne autour de nous.
O souvenir,
Elles couvraient des claquements de leur silence
Le bruit, d’eau sur les pierres, de nos voix,
Et en avant ce serait bien la mort,
Mais de cette couleur laiteuse du bout des plages
Le soir, quand les enfants
Ont pied, loin, et rient dans l’eau calme, et jouent encore.)