RODENBACH, Georges
Bruges-la-Morte
.....
Les villes surtout ont ainsi une personnalité, un esprit autonome, un caractère presque extériorisé qui correspond à la joie, à l'amour nouveau, Toute cité est un état d'âme, et d'y séjourner à peine, cet état d'âme se communique, se propage à nous en un fluide qui s'inocule et qu'on incorpore avec la nuance de l'air.
Hugues avait senti, à l'origine, cette influence pâle et lénifiante de Bruges, et par elle il s'était résigné aux seuls souvenirs, à la désuétude de l'espoir, à l'attente de la bonne mort...
Et maintenant encore, malgré les angoisses du présent, sa peine quand même se délayait un peu, le soir, dans les longs canaux d'eau quiète, et il tâchait de redevenir à l'image et à la ressemblance de la ville.
.....
Or la Ville a surtout un visage de Croyante. Ce sont des conseils de foi et de renoncement qui émanent d'elle, de ses murs d'hospices et de couvents, de ses fréquentes églises à genoux dans des rochets de pierre. Elle commença à gouverner Hugues et à imposer son obédience. Elle redevint un Personnage, le principal interlocuteur de sa vie, qui impressionne, dissuade, commande, d'après lequel on s'oriente et d'où l'on tire toutes ses raisons d'agir.
Hugues se retrouva bientôt conquis par cette face mystique de la Ville, maintenant qu'il échappait un peu à la figure du sexe et du mensonge de la Femme. Il écoutait moins celle-ci ; et, à mesure, il entendit davantage les cloches.
Cloches nombreuses et jamais lassées tandis que, dans ses rechutes de tristesse, il s'était remis à sortir au crépuscule, à errer au hasard le long des quais.
Cela lui faisait mal, ces cloches permanentes — glas d'obit, de requiem, de trentaines ; sonneries de matines et de vêpres — tout le jour balançant leurs encensoirs noirs qu'on ne voyait pas et d'où se déroulait comme une fumée de sons.
Ah ! ces cloches de Bruges ininterrompues, ce grand office des morts sans répit psalmodié dans l'air ! Comme il en venait un dégoût de la vie, le sens clair de la vanité de tout et l'avertissement de la mort en chemin...
Dans les rues vides où de loin en loin un réverbère vivote, quelques silhouettes rares s'espaçaient, des femmes du peuple en longue mante, ces mantes de drap, noires comme les cloches de bronze, oscillant comme elles. Et, parallèlement, les cloches et les mantes semblaient cheminer vers les églises, en un même itinéraire.
Hugues se sentait conseillé insensiblement. Il suivait le sillage. Il était regagné par la ferveur ambiante. La propagande de l'exemple, la volonté latente des choses l'entraînaient à son tour dans le recueillement des vieux temples.
.....
Le carillonneur
.....
La foule écouta, haletante. On ne savait même plus si c’était le carillon qui tintait, et par quel miracle les quarante-neuf cloches du beffroi ne faisaient plus qu’un — chant d’un peuple unanime, où les clochettes argentines, les lourdes cloches oscillantes, les antiques bourdons, apparurent vraiment des enfants, des femmes en mantes, des soldats héroïques, s’en revenant vers la ville qu’on croyait morte. La foule ne s’y trompa point ; et, comme si elle voulait aller au-devant de ce cortège du passé, que le chant incarnait, elle entonna à son tour le noble hymne. Ce fut une contagion sur la Grande Place entière. Chaque bouche chanta. Le chant des hommes alla dans l’air à la rencontre du chant des cloches ; et l’âme de la Flandre plana, comme le soleil entre le ciel et la mer.
.....