EMMANUEL, Pierre


Miroir de destinée

Je pressens cette mort qui m’est promise et due,

hâte-toi de jouir de mes pleurs, ô mémoire !

Souffrir m’est un ciel gris de colombe, ce soir

où mon âme inondant mes yeux me fait si tendre

tandis que bénissant mes larmes je m’en vais

vers ma mort la très précieuse douce noire

femme qui sait depuis toujours qu’elle est ma mort :

et moi, sachant, j’irai au bout de sa chair noire

les astres de son ventre inclineront mon sort.

Tel, à hauteur du sein, le cerf s’en vient détendre

tout au creux de l’odeur de sa biche frappée,

dans la bonté du sang que mêlent leurs blessures :
vers le grand ciel levant leurs têtes appuyées

bien au-dessus des chiens ils meurent dans la gloire.



Marches forceés


Je suis seul au désert de toute abjection

semé d’hommes à chaque pas où le pied bute,

et je tombe cent fois le jour parmi ceux-là

Si durs que j’en appelle à la douceur des pierres

à la compassion du ciel aride, à Toi

dieu sec, père des os blanchis et des vipères.
La bouche emplie de sable et de mots, je ne puis

et ne veux plus prier. Marcher, marcher encore

crouler, me relever pour d‘autres chutes, c’est

mon lot ! et je Te loue d’en rire, ô Grand Sinistre

qui ne hais rien si fort que d’être aimé. Ce rire

d’airain, choquant les hommes plats et les galets

c’est mon péché de n’être pas comme ces hommes

de T’implorer alors que Tu n’es que refus

terrible écho de ma démence. Éternel blême

qui m’enlises dans le pas creux de l’absolu.


Epave urbaine


Orgue de barbarie la ville est dans mon cœur

la foire aux boulevards draine mes mauvais rêves

et je m'en vais à la dérive des passants

d'anonymes destins se croisent se décroisent

font un remous qui me ballote aux carrefours


Je voudrais au mur d'angle du jour

et là chanter d'une voix creuse des romances

pour moi seul le ciel et les arbres, parmi

la hâte aveugle de mourir qui télescope

les pas, les corps, les amours d'hier et de demain

les catastrophes infinies, les petits drames


Être un écueil de désespoir où sombrerait

de loin en loin la coque vide d'une enfance

jetée noire en drapeau sur l'œil hagard du temps.


Je sais


J'ai vu sur terre la gangrène des charniers.

J'ai vu le ciel encrassé de cendre humaine.

J'ai vu l'haleine des superbes embuer de sang l'univers.

J'ai vu pourrir le coeur des puissants sur leurs lèvres.

J'ai vu des hommes qu'on disait sages

parce qu'ils marchaient entre les flaques de sang.

J'ai vu les justes humer les massacres

comme si le large leur gonflait les poumons.

J'ai vu les bons jeter Dieu en avant...


A mon tour j'ai changé les mots en charogne.

L'âme humaine faite de mots

pourrit par ma faute à la face de Dieu.

Je suis devenu ce parleur qui a perdu le sens de la Parole...

Et mon âme gorgée de mensonge

écume aux lèvres de Dieu mourant.


J'ai tué le Verbe de Dieu.

Je suis un assassin comme les autres.

Mais tous ne savent pas qui meurt par eux.

Moi je le sais.


L'exilé de novembre

Je pars. tes lents cheveux sanglotent sur mon âme,

et déjà tu me perds dans l’ombre, ô bien-aimée !

Qui donc est revenu jamais ? Un soir d’automne

une feuille tombée sur la vasque, ce cri

d’un pas sur le gravier des heures ! mais l’allée

s’éloigne, et le passant se hâte vers l’hiver.

Un piano désert joue longtemps dans la brume,

il pleut. J’enfonce mes épaules, je rabats

mon chapeau sur ces yeux où s’éteint un novembre

transi de larmes, ton visage glisse, loin,

glisse vers le retour éternel où se fondent

les départs sans espoir de retour, les adieux

jetés dans le brouillard suprême des années

et qui trente ans après sonnent toujours, là-bas.


Ah! Si j’avais les ailes de la colombe!
…..
O peuples prisonniers de vos terreurs profondes

et dont l’âme croupit dans le sang de vos morts

O peuples sans écho que nul cri ne révolte

vînt-il du plus secret des pierres torturées

O peuples pourrissant sur pied dans votre histoire

et qui ne sentez pas l’odeur vous accuser

O peuples moribonds qui de vos mains crispées

ramenez le passé frileux sur vos regards

La Colombe a fondu sur vous de tout son être

lacérant le linceul où vous roule la Voix :

vous grelottez au matin froid de l’espérance

nus, voûtés, l’oeil peureux vers la terre, le bras

sur la tête plié pour parer les coups d’aile

car la gifle d’un libre vol vous marquerait

jusqu’au sang, et vous haïssez le sang, ô peuples

blafards comme la face de vos tyrans

…..


Sophia
…..
La pointe du sein nu c’est l’étoile du soir

Et l’homme qui reflue ô femme sur tes plages

Répand la voie lactée. Toute mesure tient

Dans la paume, le rond de l épaule. Deux mains

Ceignant les reins c’est l’horizon: et combien pèse

Le ciel viril arqué sur les mondes, ce corps

Astérie dans le rond sans bords, l’aime et l’endure.

Alors se courbent les distances, d’un regard

A l’autre inifiniment lointain par transparence.

Le cercle est cet accouplement sacré. Au centre

S’érige un feu. Mystiquement équidistant

De tous les êtres qu’il enflamme où il prend source :

Hymen rompu éblouissant exaucement.

…..


Mort et résurrection


Les bourreaux et les badauds goûtent le frais du soir
Et flânent sur ta pente, mont terrible! Ô ville

Jardin de roses au couchant, un air tranquille
(Venu des temps) polit ton repos de miroir.


Loin, chétif, le dolent cortège dodeline

Un rais d’ongle sur l’horizon. Dans le ciel haut

L’indifférence au front auguste est sans défaut:

Des pierres monte la louange. Dieu n’incline

Vers la terre. Sa main de rosée que rêvant

Tel un dormeur le long de sa couche. Le vent

Naissant des plis de la nuit vaste qui s’avance


Ne trouble ni la paix des cèdres ni le vol
de ces vautours vers les déserts. Seule, une absence

Les bras en croix s’étonnent immense sur le sol.