VALÉRY, Paul


Un feu distinct


Un feu distinct m’habite, et je vois froidement

La violente vie illuminée entière…

Je ne puis plus aimer seulement qu’en dormant

Ses actes gracieux mélangés de lumière.

Mes jours viennent la nuit me rendre des regards,

Après le premier temps de sommeil malheureux;

Quand le malheur lui-même est dans le noir épars

Ils reviennent me vivre et me donner des yeux.

Que si leur joie éclate, un écho qui m’éveille

N’a rejeté qu’un mort sur ma rive de chair,

Et mon rire étranger suspend à mon oreille,

Comme à la vide conque un murmure de mer,

Le doute -sur le bord d’une extrême merveille,

Si je suis, si je fus, si je dors ou je veille ?


Anne


Anne qui se mélange au drap pâle et délaisse

Des cheveux endormis sur ses yeux mal ouverts

Mire ses bras lointains tournés avec mollesse

Sur la peau sans couleur du ventre découvert.


Elle vide, elle enfle d’ombre sa gorge lente,

Et comme un souvenir pressant ses propres chairs,

Une bouche brisée et pleine d’eau brûlante

Roule le goût immense et le reflet des mers.


Enfin désemparée et libre d’être fraîche,

La dormeuse déserte aux touffes de couleur

Flotte sur son lit blême, et d’une lèvre sèche,

Tette dans la ténèbres un souffle amer de fleur.


Et sur le linge où l’aube insensible se plisse,

Tombe, d’un bras de glace effleuré de carmin,

Toute une main défaite et perdant le délice

À travers ses doigts nus dénoués de l’humain.


Au hasard! À jamais, dans le sommeil sans hommes

Pur des tristes éclairs de leurs embrassements,

Elle laisse rouler les grappes et les pommes

Puissantes, qui pendaient aux treilles d’ossements,


Qui riaient, dans leur ambre appelant les vendanges,

Et dont le nombre d’or de riches mouvements

Invoquait la vigueur et les gestes étranges

Que pour tuer l’amour inventent les amants…


Les Pas


Tes pas, enfants de mon silence,

Saintement, lentement placés,

Vers le lit de ma vigilance

Procèdent muets et glacés.


Personne pure, ombre divine,

Qu’ils sont doux, tes pas retenus !

Dieux !… tous les dons que je devine

Viennent à moi sur ces pieds nus !


Si, de tes lèvres avancées,

Tu prépares pour l’apaiser,

À l’habitant de mes pensées

La nourriture d’un baiser,


Ne hâte pas cet acte tendre,

Douceur d’être et de n’être pas,

Car j’ai vécu de vous attendre,

Et mon coeur n’était que vos pas.


Le Sylphe

Ni vu ni connu

Je suis le parfum

Vivant et défunt

Dans le vent venu !

Ni vu ni connu,

Hasard ou génie ?

A peine venu

La tâche est finie !

Ni lu ni compris ?

Aux meilleurs esprits

Que d’erreurs promises !

Ni vu ni connu,

Le temps d’un sein nu

Entre deux chemises !


Le Cimetière Marin

Ce toit tranquille, où marchent des colombes,

Entre les pins palpite, entre les tombes;

Midi le juste y compose de feux

La mer, la mer, toujours recommencee

O récompense après une pensée

Qu'un long regard sur le calme des dieux!


Quel pur travail de fins éclairs consume

Maint diamant d'imperceptible écume,

Et quelle paix semble se concevoir!

Quand sur l'abîme un soleil se repose,

Ouvrages purs d'une éternelle cause,

Le temps scintille et le songe est savoir.

Stable trésor, temple simple à Minerve,

Masse de calme, et visible réserve,

Eau sourcilleuse, Oeil qui gardes en toi

Tant de sommeil sous une voile de flamme,

O mon silence! . . . Édifice dans l'ame,

Mais comble d'or aux mille tuiles, Toit!

…..

Les cris aigus des filles chatouillées,

Les yeux, les dents, les paupières mouillées,

Le sein charmant qui joue avec le feu,

Le sang qui brille aux lèvres qui se rendent,

Les derniers dons, les doigts qui les défendent,

Tout va sous terre et rentre dans le jeu !


Et vous, grande âme, espérez-vous un songe

Qui n’aura plus ces couleurs de mensonge

Qu’aux yeux de chair l’onde et l’or font ici ?

Chanterez-vous quand serez vaporeuse ?

Allez ! Tout fuit ! Ma présence est poreuse,

La sainte impatience meurt aussi !


Maigre immortalité noire et dorée,

Consolatrice affreusement laurée,

Qui de la mort fait un sein maternel,

Le beau mensonge et la pieuse ruse !

Qui ne connaît, et qui ne les refuse,

Ce crâne vide et ce rire éternel !


Narcisse Parle

Narcissiae placandis manibus.

Ô frères! tristes lys, je languis de beauté

Pour m’être désiré dans votre nudité,

Et vers vous, Nymphe, Nymphe, ô Nymphe des fontaines,

Je viens au pur silence offrir mes lames vaines.

Un grand calme m’écoute, où j’écoute l’espoir.

La voix des sources change et me parle du soir;

J’entends l’herbe d’argent grandir dans l’ombre sainte,

Et la lune perfide élève son miroir

Jusque dans les secrets de la fontaine éteinte.

Et moi! De tout mon coeur dans ces roseaux jeté,

Je languis, ô saphir, par ma triste beauté!

Je ne sais plus aimer que l’eau magicienne

Où j’oubliai le rire et la rose ancienne.

Que je déplore ton éclat fatal et pur,

Si mollement de moi fontaine environnée,

Où puisèrent mes yeux dans un mortel azur

Mon image de fleurs humides couronnée!

Hélas! L’image est vaine et les pleurs éternels!

À travers les bois bleus et les bras fraternels,

Une tendre lueur d’heure ambiguë existe,

Et d’un reste du jour me forme un fiancé

Nu, sur la place pâle où m’attire l’eau triste…

Délicieux démon, désirable et glacé!

Voici dans l’eau ma chair de lune et de rosée,

Ô forme obéissante à mes yeux opposée!

Voici mes bras d’argent dont les gestes sont purs!…

Mes lentes mains dans l’or adorable se lassent

D’appeler ce captif que les feuilles enlacent,

Et je crie aux échos les noms des dieux obscurs!…

Adieu, reflet perdu sur l’onde calme et close,

Narcisse… ce nom même est un tendre parfum

Au coeur suave. Effeuille aux mânes du défunt

Sur ce vide tombeau la funérale rose.

Sois, ma lèvre, la rose effeuillant le baiser

Qui fasse un spectre cher lentement s’apaiser,

Car la nuit parle à demi-voix, proche et lointaine,

Aux calices pleins d’ombre et de sommeils légers.

Mais la lune s’amuse aux myrtes allongés.

Je t’adore, sous ces myrtes, ô l’incertaine

Chair pour la solitude éclose tristement

Qui se mire dans le miroir au bois dormant.

Je me délie en vain de ta présence douce,

L’heure menteuse est molle aux membres sur la mousse

Et d’un sombre délice enfle le vent profond.

Adieu, Narcisse… Meurs! Voici le crépuscule.

Au soupir de mon coeur mon apparence ondule,

La flûte, par l’azur enseveli module

Des regrets de troupeaux sonores qui s’en vont.

Mais sur le froid mortel où l’étoile s’allume,

Avant qu’un lent tombeau ne se forme de brume,

Tiens ce baiser qui brise un calme d’eau fatal!

L’espoir seul peut suffire à rompre ce cristal.

La ride me ravisse au souffle qui m’exile

Et que mon souffle anime une flûte gracile

Dont le joueur léger me serait indulgent!…

Évanouissez-vous, divinité troublée!

Et, toi, verse à la lune, humble flûte isolée,

Une diversité de nos larmes d’argent.



Le Vin Perdu

J’ai, quelque jour, dans l’Océan,
(mais je ne sais plus sous quels cieux),
Jeté, comme offrande au néant,
Tout un peu de vin précieux…

Qui voulut ta perte, ô liqueur?
J’obéis peut-être au devin?
Peut-être au souci de mon coeur,
Songeant au sang, versant le vin?

Sa transparence accoutumée
Après une rose fumée
Reprit aussi pure la mer…

Perdu ce vin, ivres les ondes!…
J’ai vu bondir dans l’air amer
Les figures les plus profondes…