RUTEBEUF
Le dit de la grièche d’hiver
…..
Je suis comme l’oisier sauvage
ou comme l’oiseau sur la branche:
L’été, je chante,
L’hiver, je pleure, je me lamente,
Je me dépouille comme l’arbre du verger
au premier gel.
Il n’y a en moi ni venin ni fiel:
Il ne me reste rien sous le ciel,
Tout va son cours.
…..
Le dit des ribauds de grève
Ribauds, vous voilà bien en point !
Les arbres dépouillent leurs branches
et d’habit vous n’en avez point,
aussi aurez-vous froid aux hanches.
Qu’il vous faudrait maintenant pourpoints,
surcots fourrés avec des manches !
L’été vous gambadez si bien,
l’hiver vous traînez la jambe !
Cirer vos souliers, pas besoin :
vos talons vous servent de planches.
Les mouches noires vous ont piqués,
Le testament de l’Âne
Qui veut vivre en ce monde entouré de considération
Tout en imitant les mœurs de ceux
Qui n’ont que l’argent en tête,
Rencontre bien des désagréments :
Quantité de médisants
Lui nuisent sans scrupule,
Et le monde est pour lui rempli d’envieux,
Si beau et si charmant soit-il.
Sur dix personnes assises chez lui,
Il y aura six médisants
Et neuf envieux.
Par derrière, ils s’en soucient comme d’une guigne
Et par devant ils lui font fête :
Chacun le salue bien bas.
Comment ne lui porteront-ils pas envie
Ceux qui ne profitent pas de son train de vie
Alors que ceux qui sont à sa table y sont en proie
Et ne sont pas pour lui des amis sûrs.
En vérité, c’est impossible.
Je vous dis cela à cause d’un prêtre,
Bénéficiaire d’une bonne église,
Dont l’unique préoccupation
Etait d’augmenter ses revenus :
Toute son intelligence était tournée vers ce but
Il avait en abondance vêtements et argent,
Et du blé plein ses greniers
Car le prêtre savait bien vendre
Et attendre pour cela
De Pâques à la Saint Rémi.
Il n’avait ami si cher
Qui pût rien en tirer
Sinon la force.
Il avait chez lui un âne,
Mais un âne comme on n’en vit jamais.
Il l’avait servi vingt ans entiers.
Je ne sais si l‘on n’a jamais vu un tel serviteur.
L’âne mourut de vieillesse
Après avoir bien contribué à l’enrichir.
Le prêtre l’aimait tellement
Qu’il ne permit pas qu’on l’écorchât
Et il le fit enterrer au cimetière :
En voilà assez sur ce sujet.
L’évêque était d’un caractère tout différent
Il n’était ni cupide ni avare
Mais courtois et rompu aux bonnes manières,
Si, étant fort malade
Il avait vu venir un homme de bien
Personne n’aurait pu le faire rester au lit :
La compagnie des bons chrétiens,
Voilà son médecin.
Sa grand-salle était toujours remplie.
Rien à redire sur ceux de sa maison :
Quoi que désirât leur maître,
Aucun de ces gens ne s’en plaignait.
S’il avait des biens meubles, ils étaient faits de dettes,
Car qui dépense beaucoup s’endette
Un jour, il avait autour de lui une société nombreuse
Cet homme de bien, accompli en toutes choses.
Voilà que l’on parle des riches clercs
Et des prêtres avares et chiches
Qui n’ont jamais un geste aimable ou attentionné,
A l’égard de leur évêque ou de leur seigneur
On fit le procès de ce prêtre
Qui était si riche et plein de lui-même.
On raconta sa vie aussi bien
Que s’il l’avait eue écrite sous les yeux,
Et on lui prêta plus de fortune
Que trois comme lui n’aurait pu en avoir,
Car on en dit toujours plus
Que ce qui se découvre à la fin.
.....
La complainte
Que sont mes amis devenus
Que j'avais de si près tenus
Et tant aimés
Ils ont été trop clairsemés
Je crois le vent les a ôtés
L'amour est morte
Ce sont amis que vent me porte
Et il ventait devant ma porte
Les emporta
Avec le temps qu'arbre défeuille
Quand il ne reste en branches feuille
Qui n'aille à terre
Avec pauvreté qui m'atterre
Qui de partout me fait la guerre
Aux temps d'hiver
Ne convient pas que vous raconte
Comment je me suis mis à honte,
En quelle manière
Que sont mes amis devenus
Que j'avais de si près tenus
Et tant aimés
Ils ont été trop clairsemés
Je crois le vent les a ôtés
L'amour est morte
Le mal ne sait pas seul venir
tout ce qui m'était à venir
M'est avenu
Pauvres sens et pauvre mémoire
M'a Dieu donné le Roi de gloire
Et pauvre rente
Et froid au cul quand bise vente.
Le vent me vient, le vent m'évente
L'amour est morte
Ce sont amis que vent emporte
Et il ventait devant ma porte
Les emporta
La pauvreté
Au roi Louis
Je ne sais par où je commence,
Tant ai de matière abondance
Pour parler de ma pauvreté.
Par Dieu vous prie, franc roi de France,
Que me donniez quelque chevance,
Ainsi ferez grand'charité.
J'ai vécu d'argent emprunté
Que l'on m'a en crédit prêté;
Or ne trouve plus de créance,
On me sait pauvre et endetté
Mais vous hors du royaume étiez,
Où toute avais mon attendance
Grand roi, s'il advient qu'à vous faille,
(A tous ai-je failli sans faille)
Vivre me faut et suis failli.
Nul ne me tend, nul ne me baille,
Je tousse de froid, de faim bâille,
Dont je suis mort et assailli.
Je suis sans couverte et sans lit,
N'a Si pauvre jusqu'à Senlis;
Sire, ne sais quelle part j'aille.
Mon côté connaît le paillis,
Et lit de paille n'est pas lit,
Et en mon lit n'y a que paille.
Sire, je vous fais assavoîr:
Je n'ai de quoi du pain avoir.
A Paris suis entre tous biens,
Et nul n'y a qui y soit mien.
Ne me souvient de nul apôtre,
Bien sais Pater, ne sais qu'est nôtre,
Car le temps cher m'a tout ôté,
Il m'a tant vidé mon logis
Que le Credo m'est interdit,
Et n'ai plus que ce que voyez.
Les plaies du monde
.....
Il me faut rimer sur ce monde
Qui de tout bien se vide et s’émonde…
Savez-vous pourquoi nul ne s’entre’aime ?
Les gens ne veulent plus s’entr’aimer,
car dans le cœur il y a tant d’amertume,
de cruauté, de rancune et d’envie
qu’il n’est personne au monde
qui soit disposé à faire du bien aux autres
s’il n’y trouve pas son intérêt…
Qui a de quoi, il est aimé,
Qui n’a rien, on le traite de fou…
Car la pauvreté est une maladie grave.
Voilà la première plaie
de ce monde : elle frappe les laïcs
La seconde n’est pas peu de choses :
c’est aux clercs qu’elle s’attaque.
Exceptés les étudiants, les autres clercs
sont tous agrémentés d’avarice.
Le meilleur clerc, c’est le plus riche
Et qui a le plus, c’est le plus chiche,
Car à son avoir, je vous préviens,
Il a fait hommage…
Il laisse dans leur coin les pauvres de Dieu
Sans en avoir mémoire…
Quand la mort vient, qui veut le mordre,
Et qui ne veut pas en démordre,
Elle ne laisse rien sauver :
A autrui, il lui faut livrer
Ce qu’il a longuement amassé…
La chevalerie est une si grande chose
Que je n’ose parler de la troisième plaie
Que superficiellement…
Il est donc juste que j’honore les Chevaliers.
Mais de même que les habits neufs,
valent mieux que les fripes,
les chevaliers de jadis valent mieux,
forcément, que ceux d’aujourd’hui,
car le monde a tout changé
q’un loup blanc a mangé
tous les chevaliers loyaux et vaillants.
c’est pourquoi le monde a perdu sa valeur.
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