LEIRIS, Michel
Léna
Je pense à toi
et ton image bâtit autour de moi une forteresse à
tel point inébranlable
que ni le bélier des nuages
ni la poix molle de la pluie
ne peuvent rien
ô ma citerne de silence
contre le mur percé d'étoiles dont tu m'as
circonscrit
Les chiens rampent et les gens
jouent des coudes ou poussent des cris
Le manège sans orgue ni flonflons du monde
tourne
avec son auréole d'yeux d'enfants
jeu de bagues des Paradis
Je rêve en toi
ma citadelle sans fossés ni pont-levis
sans murs sans tours sans pierres ni mâchicoulis
Je m'endors en buvant le vin très dense de ton ombre
qui couvre de son architecture sans autre poids que celui qui se
compte aux balances d'obscurité et de lumière
tous les monts et tous les champs
toutes les vignes et tous les pays
Jadis
ma bouche narguait le beau temps
alors que mes regards ne redoutaient rien tant
que l'ouragan de l'univers
Ignorant si j'étais une bête
un arbre
un homme
des vents absurdes me drossaient
mes bras en tous sens battaient l'air
et mon destin tombait comme tombent des pommes
Mais aujourd'hui
ô toi si pâle
parce que tu es mon ciel et le double miroir qui multiplie les murs
et verse l'infini dans ma prison
j'écoute le sifflet des nuages
je ne crains plus rien ni personne
je parle aux neiges de l'hiver
Cumulus
Voguant au plus bleu de ma tête
les beaux flocons
que je m’attache à capter
mais qui, bulles de mots,
se volatilisent
à l’instant où je crois les avoir fixés.
Trop tard
Trop tard
c’est la mort des tarots
la mort des pierres précieuses et des échelles sauvages
mort des horlogeries de la lumière
écroulement des devantures enflées
mort des plissements anciens sur les fronts d’homme
dont les saillies rident la terre
mort des morts agités par l’aigreur des soubresauts
mort des visages tissés en filets de fumée
mort des lettres cachetées dans le ventre des postes
mort des machines qui besognent les vaisseaux
mort des bordels aux volets cloués (à chaque clou une
goutte de sang menstruel)
mort des menstrues marines
plages puantes
sablières que retourne le doigt d’un fantôme
mort des algues volantes qui tracent des signes algébriques
sur le fronton des vagues quand les écailles s’allongent en colonnes
mort des chaînes rivées à la cheville des carreaux
bris de glace entre ciel et terre
bris de contrat bris de clôture
mort des sourds-muets aveugles
incendie des béquilles
mort des rochers
des lèvres
des amoureux
mort de l’amour des astres
mort du regard
mort de la mort
trop tard