BRUCKNER, Pascal
Lune de fiel
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Je voyais autour de moi les individus s'abimer dans la médiocrité, vieillir en se résignant, abandonner un à un les élans de leur jeunesse pour les marais du fonctionnariat conjugal. Je voyais des hommes audacieux, des femmes libres que la vie à deux avait démobilisés, affadis, dont la cohabitation avait émoussé l'acuité. Je haïssais le mimétisme des concubins, leur docilité à adopter les défauts du conjoint, leur complicité gluante et jusqu'à leur trahison qui les unit encore.
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Le devoir de mémoire, une soupe morale servie à tous
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Pouvoir se dire victime, c'est bénéficier d'une ligne de crédit illimité auprès de vos contemporains et être exonéré de tout devoir.
D'où la compétition victimaire. Chaque fois, qu'un groupe veut accéder à la lumière publique, il ne peut le faire que par l'entremise de la victimisation. Alors seulement il obtiendra une sorte de réparation morale, financière ou juridique. Et cette compétition victimaire se double d'une transmission héréditaire : les fils de victimes sont des victimes, les fils de bourreaux sont des bourreaux...
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L'Europe est-elle coupable ?
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Le monde entier nous hait et nous le méritons bien, telle est la conviction d'une majorité d'Européens et, a fortiori, de Français. Nous avons été élevés dans la haine de nous-mêmes, dans la certitude qu'au sein de notre culture, un mal exigeait pénitence. Depuis 1945, notre continent est habité par les tourments du repentir. Ressassant ces abominations passées, les guerres incessantes, les persécutions religieuses, l'arbitraire royal, l'esclavage, l'impérialisme, le colonialisme, l'Europe – et plus généralement l'Occident – ne voit dans sa longue histoire qu'une continuité de tueries et d'oppressions. À ce sentiment de culpabilité, toute une élite, intellectuelle et politique, donne ses lettres de noblesse, appointées à l'entretien du remords, comme d'autres se font les gardiens du feu. Nous appartenons donc à une civilisation maudite, promise à la disparition, à la fois infirme et infâme. Je voudrais faire la généalogie de ce sentiment de mauvaise conscience, puis, dans un second article, qui suivra, chercher les remèdes à ce mal qui nous ronge.
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L’invention de l’«islamophobie
», Tribune dans Libération le 23 novembre 2010
Forgé par les intégristes iraniens à la fin des années 70 pour contrer les féministes américaines, le terme d'«islamophobie», calqué sur celui de xénophobie, a pour but de faire de l'islam un objet intouchable sous peine d'être accusé de racisme. Cette création, digne des propagandes totalitaires, entretient une confusion délibérée entre une religion, système de piété spécifique, et les fidèles de toutes origines qui y adhèrent. Or une confession n'est pas une race, pas plus que ne l'est une idéologie séculière : l'islam, comme le christianisme, est révéré par des Arabes, des Africains, des Asiatiques, des Européens, de même que des hommes de tous pays sont ou ont été marxistes, libéraux, anarchistes. Jusqu'à preuve du contraire, on a le droit, dans un régime démocratique, de juger les religions mensongères et rétrogrades et de ne pas les aimer. Se méfier de l'islam comme on a pu en d'autres temps se méfier du catholicisme, juger inquiétant son prosélytisme agressif, sa prétention à la vérité unique, son penchant sacrificiel, c'est manifester un sentiment qu'on estimera légitime ou absurde, ce n'est pas faire preuve de racisme. Faut-il parler de «libéralophobie» ou de «socialistophobie» parce qu'on est contre le règne du marché ou la redistribution des richesses ? Ou faut-il rétablir le délit de blasphème, aboli en 1791 par la Révolution, comme le réclame chaque année l'Organisation de la conférence islamique ainsi qu'en France, en 2006, un député UMP, Jean-Marc Roubaud, soucieux de punir tout ce qui bafoue ou calomnie «les sentiments religieux d'une communauté ou d'un Etat quel qu'il soit». Le pari des sociétés ouvertes, c'est de concilier la coexistence pacifique des grandes croyances avec le droit à la libre expression. La liberté de culte est garantie et la liberté de critiquer les cultes également. Les Français, échaudés par des siècles de domination cléricale, souhaitent un affichage discret des croyances. Réclamer des droits séparés pour telle ou telle communauté, imposer de strictes limites à l'examen des dogmes nous ramènerait directement à l'Ancien Régime.
Le terme d’islamophobie remplit plusieurs fonctions : nier pour mieux la légitimer la réalité d’une offensive intégriste en Europe, attaquer la laïcité en l’assimilant à un nouveau fondamentalisme. Mais surtout faire taire les musulmans qui osent remettre le Coran en cause, en appellent à l’égalité entre les sexes, au droit à l’apostasie et aspirent à pratiquer paisiblement leur foi sans subir le diktat de doctrinaires ou de barbus. Il faut donc stigmatiser ces jeunes filles qui refusent le voile, souhaitent marcher sans honte, tête nue, dans la rue, foudroyer ces Français, ces Allemands, ces Anglais d’origine maghrébine, turque, africaine, algérienne qui réclament le droit à l’indifférence religieuse, le droit de ne pas croire en Dieu, de ne pas jeûner pendant le ramadan. Il faut les désigner, ces renégats, à la vindicte de leurs coreligionnaires, les faire taire pour bloquer tout espoir d’une mutation chez les fidèles du Prophète (en France et de façon révélatrice, c’est un «Collectif contre l’islamophobie» qui soutient juridiquement les femmes verbalisées pour port du voile intégral). Nous assistons à la fabrication planétaire d’un nouveau délit d’opinion, analogue à ce qui se faisait jadis dans l’Union soviétique contre les ennemis du peuple. Et ce avec l’onction des médias et des pouvoirs publics. Notre président lui-même, jamais en retard d’une bourde, n’a-t-il pas comparé l’islamophobie à l’antisémitisme ? L’erreur est tragique : le racisme s’attaque aux personnes en tant qu’elles sont coupables d’être ce qu’elles sont, le Noir, l’Arabe, le Juif, le Blanc. L’esprit critique, à l’inverse, porte sur les vérités révélées, les écritures toujours susceptibles d’exégèses, de transformations. Cette confusion a pour objet de déplacer la question religieuse du plan intellectuel au plan pénal, toute objection ou moquerie étant passible de poursuites.
Quant aux profanations de tombes, de lieux de culte, si elles relèvent évidemment des tribunaux, elles touchent dans leur immense majorité en France les cimetières ou églises chrétiennes (1). On s’en veut de le rappeler : de tous les monothéismes, c’est le christianisme qui est aujourd’hui le plus persécuté dans le monde, surtout dans les pays musulmans, Algérie, Irak, Egypte entre autres. Il est plus facile d’être musulman à Londres, New York ou Paris que protestant, catholique au Moyen-Orient ou en Afrique du Nord. Mais le vocable de «christianophobie» ne prend pas et c’est heureux. Imagine-t-on la Saint-Barthélemy condamnée par nos ancêtres sous l’angle de la discrimination plutôt que du fanatisme religieux ?
Il est des mots qui contribuent à infecter la langue, à en obscurcir le sens. «Islamophobie» fait partie de ces termes à bannir d’urgence du vocabulaire.